top of page

Petites Aiguilles

image.png

Tiré du recueil L'enfer est déjà ici

Elle était confortablement assise sur une banquette de cuir noir à l’entrée du salon. Face à elle, le tatoueur l’écoutait avec attention tandis que les haut-parleurs jouaient en sourdine de la musique douce – des morceaux de jazz classiques comme on en entend dans les piano-bars feutrés.

« Voilà, dit-elle en baissant les yeux, j’ai eu un grave accident de voiture il y a plusieurs années et je garde des cicatrices importantes sur le corps.  J’aimerais les faire recouvrir. »

L’homme lui sourit. Il était beaucoup plus âgé qu’elle et l’expression de son visage avait quelque chose de paternel. Il s’avança légèrement vers elle pour lui donner des explications.

« Tout dépend de l’état de vos cicatrices. Selon leur profondeur, il faudra les contourner ou les recouvrir. Je ne pourrai pas non plus exécuter n’importe quel dessin. Montrez-moi. »

La voix douce, prenante et chaude, était capable de lever les plus douloureuses hésitations. La jeune fille le regarda dans les yeux, y trouva un encouragement muet et releva sa blouse.

« Ici » chuchota-t-elle en posant le doigt sur une longue entaille qui partait de l’aisselle et allait jusqu’au milieu de son dos.

Avec la délicatesse que l’on montre pour toucher les blessures les plus intimes, le tatoueur passa son index le long de la cicatrice. Il conclut :

« Oui, je crois qu’il est possible de placer un motif par-dessus. Indiquez-moi ce que vous désirez. »

La jeune fille secoua la tête.

« Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas. Peut-être une branche qui suivrait la... ligne.

- Une branche de cerisier en fleurs dans le genre des estampes japonaises, proposa le tatoueur. J’en ai déjà réalisé plusieurs sur des femmes. Vous voyez ce que je veux dire ? Non ? Attendez, je vais vous montrer des photographies. C’est un style qui est très demandé en ce moment. »

Il se leva pour chercher son album derrière le bureau qui marquait la limite entre la salle de tatouage, déjà plongée dans l’obscurité, et la salle d’attente. Dehors la nuit était tombée. Derrière la vitrine, un réverbère éclairait la rue vide que balayait le vent d’automne.

« Regardez, dit le tatoueur en s’asseyant à côté d’elle sur le canapé. Peut-être pourrions-nous commencer par ça. Après... après, vous me montrerez les autres défauts à cacher. Sur le dos, la douleur est tout à fait supportable. 

- Très bien, répondit la jeune fille en esquissant un sourire encore crispé. Je vous crois. Mais permettez-moi de vous demander quelque chose en plus. »

Elle marqua un bref temps d’arrêt et attendit pour poursuivre un signe d’acquiescement de son interlocuteur. Lorsque celui-ci eut hoché la tête, elle ajouta timidement :

« Nous sommes dans une petite ville et tout le monde se connaît. Vous savez bien... Beaucoup de gens sont au courant de mon accident. Je ne veux pas qu’ils s’aperçoivent de ma démarche.  On me voit entrer dans votre salon, bien sûr. Mais cela ne dit pas ce que je viens exactement y faire. Je voudrais, à chaque fois, être comme ce soir votre dernière cliente de la journée. 

- Rien n’est plus simple, mademoiselle. Je peux vous donner rendez-vous le mois prochain. Je fermerai à clé la porte du salon dès que vous serez entrée, pour que personne ne puisse me voir travailler sur vous.

- Oh, s’écria-t-elle, comme je vous remercie !

- Je vais chercher mon agenda et regarder le jour qui vous convient. Cela vous laissera un peu de temps pour réfléchir encore aux détails de ce que vous désirez. »

 

La jeune fille revint comme convenu le mois suivant. Quand elle se présenta chez le tatoueur, l’après-midi tirait à sa fin et le jour déclinait doucement. La devanture du salon brillait dans la pénombre de la rue où les réverbères devaient bientôt s’allumer. En entrant, elle ne vit pas le tatoueur mais elle l’entendit travailler dans l’autre pièce, derrière le bureau qui servait de séparation. Elle s’assit dans l’antichambre et patienta tout en regrettant d’être arrivée en avance. Elle ramassa machinalement une revue spécialisée qui traînait sur la banquette, puis elle la reposa presque aussitôt. Elle éprouvait une angoisse diffuse et indéfinissable. Il lui était impossible d’imaginer, même de façon approximative, l’épreuve qu’elle allait traverser. Une partie d’elle aurait voulu fuir et une autre l’amenait en dépit du bon sens au seul endroit où elle pouvait payer pour souffrir.

Lorsqu’elle parcourut du regard les murs, ses yeux rencontrèrent de nombreuses photographies encadrées et accrochées. Elle supposa que c’était une partie de l’album personnel du tatoueur, peut-être les travaux dont il était le plus satisfait et qu’il exposait le plus volontiers devant sa clientèle. Il y avait là tout un assortiment de sujets macabres traités tantôt dans le style grunge des années 80, tantôt avec la facture plus raffinée des vanités du XVIIème siècle. Sur la cuisse ronde et pleine d’une jeune fille, un crâne aux orbites creuses fumait le cigare. En travers d’un dos anonyme au grain de peau très fin, une tête de mort voisinait avec un livre ouvert et une chandelle à la flamme vacillante, et la composition était ordonnée avec la précision académique et glacée d’une nature morte. Plus loin, un squelette drapé d’un suaire tenait un sablier dans le style des gravures de Dürer et Callot. Ailleurs, des tibias se croisaient comme sur le pavillon d’un vaisseau pirate.

Une telle compilation pouvait faire naître le malaise, et peut-être d’ailleurs était-elle exhibée là justement pour repousser les timorés et tenir à distance les ignares, ceux qui ne voyaient dans le tatouage qu’une pratique mercantile ou une distraction. La jeune fille comprit instantanément que ce n’était pas un défi puéril lancé à la mort, mais un avertissement solennel donné aux profanes qui auraient voulu franchir le seuil sans se laisser profondément transformer par le rite. Il y avait là autant de symboles dont on aurait eu tort de sous-estimer la puissance. C’était un rappel du pouvoir du tatoueur dont l’art ne touchait pas qu’à l’apparence, mais à l’être. Elle savait qu’après le tatouage il lui faudrait, comme tous ceux qui l’avaient précédée, accepter de mourir et de renaître sous une autre forme qui matérialiserait son changement d’âme.

« Oh, vous êtes déjà là ? » lui dit le tatoueur en la découvrant assise à l’entrée du salon. « Je dois avoir pris du retard. »

En raccompagnant à la porte sa cliente précédente, il s’arrangea pour s’interposer entre les deux femmes, afin de dissimuler autant qu’il le pouvait la jeune fille. Elle lui adressa un sourire de reconnaissance. Il prit également soin de baisser l’éclairage avant de revenir vers elle.

« Comment allez-vous ? lui dit-il sur un ton chaleureux. N’avez-vous pas trop peur ?

- Ce n’est rien, répondit-elle. Rien en comparaison du reste.

- Alors si vous le permettez je vais d’abord relever au papier calque la forme de votre cicatrice afin de construire autour d’elle ma composition. »

La jeune fille se tourna de côté et releva son chemisier pour dégager son dos. Le tatoueur s’assit sans façons derrière elle. Il reporta rapidement sur son calque la ligne de la cicatrice. Puis, il s’installa à son bureau et se mit à travailler au dessin. Obligeamment, il lui expliqua ce qu’il allait faire :

« Je vais vous proposer un motif. S’il vous convient je le repasserai au feutre et je l’imprimerai sur votre peau pour guider mon tracé. Cela ne prendra que quelques instants.

- Faites » dit la jeune fille en s’étirant sur le canapé.

Séduite par tant de douceur, elle commençait à avoir moins peur. Les médecins n’avaient pas su trouver de réponse aux angoisses qu’elle éprouvait et lui avaient rendu un corps mutilé sur lequel se lisait encore indéfiniment la même histoire terrible. Mais l’artiste, lui, s’était montré compatissant. Il avait à sa disposition une forêt de signes, fleurs, oiseaux, papillons, assez puissants pour – peut-être - conjurer la mort. La jeune fille regarda ses mains blanches, si fines et si vives. Elles étaient étrangement délicates pour un homme. Au-dessus des poignets, ses bras chargés d’encre noire prouvaient que le tatoueur avait lui-même subi l’initiation et triomphé de la souffrance.  La jeune fille pouvait y lire un encouragement et une injonction.

Lorsqu’elle passa dans la salle de tatouage et s’étendit à plat ventre sur le siège, l’artiste prépara méticuleusement son matériel. Au moment où il sortit de son emballage stérile la longue aiguille métallique et la plia délicatement entre deux doigts, elle tourna la tête pour ne pas voir.

« J’ai eu un grave accident de voiture quand j’avais dix-huit ans, expliqua-t-elle comme pour justifier sa présence. Non, rectifia-t-elle, c’était un grave accident de voiture, mais je n’ai reçu que des blessures légères. Une fracture ouverte à la jambe, une entaille au poignet, et des pièces métalliques projetées contre le dos. Jamais je n’ai perdu connaissance. J’avais les yeux ouverts et j’ai tout vu. »

Un léger vrombissement s’éleva dans le silence du salon vide. Avant d’approcher l’aiguille de sa peau, le tatoueur expliqua :

« Vous souffrirez surtout pendant les dix premières minutes.

- Est-ce que cela fait très mal ? demanda-t-elle en contractant involontairement ses muscles.

- Il n’y a pas d’initiation sans douleur », répondit-il du ton serein d’un homme qui a su surmonter lui-même toutes les épreuves.

Elle enfonça son visage dans le coussin et serra les dents. Il lui sembla qu’une pointe aiguë parcourait sa peau et la fendait comme un couteau. Et cette pointe légère, virevoltante, insistante, était douée d’une volonté propre qui échappait à la fois à la main du tatoueur et au contrôle de la jeune fille qui avait pourtant commandé ce tatouage. Fuyant la lumière et cachant ses yeux derrière son bras replié, elle respirait avec difficulté, se retenant de crier. Sensible à la peine qu’il lui infligeait, le tatoueur essuyait les débordements d’encre avec une  légèreté et une tendresse presque maternelles. Il lui dit avec douceur :

« Nous sommes dans une toute petite ville. Je me souviens de l’article de journal qui mentionnait votre accident de voiture. Cela fait trois ans, déjà. Vos cicatrices ont blanchi. »

Elle ne répondit rien. Sans nom désormais et sans visage, le tatoueur était devenu pour elle anonyme comme peut l’être le bras de la justice ou l’outil du châtiment. D’une voix paisible mais insistante, l’homme poursuivit :

« Les gens ont été profondément bouleversés par le décès de votre sœur. Bien sûr, tout le monde ne la connaissait pas en ville. Moi, par exemple, je ne lui avais jamais adressé la parole. Mais quand sa photographie a paru dans le journal, son visage m’a semblé vaguement familier. J’ai dû la croiser quelquefois dans la rue sans savoir qui elle était. Comme vous avant que vous n’entriez dans mon salon. Quand vous avez parlé de votre accident, alors je me suis rappelé. J’ai fait le lien. »

La jeune fille se taisait toujours. Le rêve intérieur dans lequel elle était plongée la plaçait presque hors de portée des mots du tatoueur. Lorsqu’il eut terminé de tracer les contours il lui demanda si elle préférait que les feuilles soient remplies en couleur ou ombrées de noir. 

« Je ne sais pas, finit-elle par répondre d’une voix faible.

- Personnellement, je préfère le noir », dit le tatoueur.

Sans insister davantage, il poursuivit son travail à l’encre noire. La jeune fille ne semblait plus être là. Il sentait qu’elle avait abdiqué toute résistance et n’était plus entre ses mains qu’une poupée haletante qui ne parvenait pas à maîtriser les tressaillements de son corps.

« Le jour de l’accident, est-ce vous qui conduisiez ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

- Je voudrais voir ce que vous m’avez fait, chuchota-t-elle d’une voix suppliante.

- Attendez encore un peu. C’est presque terminé. »

Avant de fixer le pansement, il photographia le dos de la jeune fille avec son téléphone et lui montra le résultat. Elle parut satisfaite et contempla longuement l’image qui s’affichait à l’écran. Elle lui dit :

« Je vous remercie. Je reviendrai.

- Le mois prochain peut-être ?

- Oui, le mois prochain. »

Après s’être rajustée et avoir convenu d’un jour pour le rendez-vous, elle régla le prix de la séance et disparut dans la nuit.

 

Le mois suivant elle se rendit au salon en jupe et en bas malgré le froid très vif de novembre. Le tatoueur vint à sa rencontre dès qu’elle entra. Cette fois-ci, elle n’était pas en avance et c’est lui qui l’attendait. Il l’attendait avec cette confiance tranquille qui ne force pas le consentement mais se tient prête à le recueillir, l’instant venu. Elle s’assit sur la banquette de cuir noir, retira le bas qui gainait sa jambe gauche et désigna sa rotule au tatoueur qui s’agenouilla devant elle :

 « Mon tibia était fracturé. L’os a transpercé la peau.

- Je peux entourer la cicatrice d’un envol de papillons noirs » dit gravement le tatoueur en effleurant du pouce – avec quelle délicatesse et quelle compassion – la longue cicatrice boursouflée que soulignait une double rangée de points de suture. « Les papillons sont un symbole d’immortalité. Pour nous rappeler que les morts ne se taisent jamais. »

Elle se redressa vivement sur son siège.

« Jamais ? »

Mais il ne lui répondait pas et, revenu à sa table à dessin, préparait son calque. Il avait un livre ouvert à côté de lui pour lui servir de modèle. Fascinée, calmée malgré elle par l’autorité tranquille qui émanait du tatoueur, elle le regarda travailler en silence sous l’unique lampe de la pièce. Il lui proposa aimablement de mettre un peu de musique mais elle refusa en lui disant que ce n’était pas nécessaire. Elle avait peur du noir quand elle était chez elle, seule dans son appartement ; au contraire, l’obscurité du salon lui semblait amicale.

Lorsque le modèle fut tracé, le tatoueur s’approcha d’elle pour le lui soumettre. C’était une composition féminine et délicate, tout en volutes. Elle découvrit son genou pour que l’artiste pût vérifier que le motif s’appliquait parfaitement à la cicatrice. Elle lui dit qu’elle était contente et elle le suivit jusqu’à la salle de tatouage, jusqu’au fauteuil qu’elle le regarda préparer comme la fois précédente. Seule une volonté de fer avait pu la ramener là. Le tatoueur frotta ses mains d’alcool puis enroba le siège de film plastique et l’invita à s’asseoir, tandis qu’il sortait d’un tiroir une aiguille stérile et remplissait une capsule d’encre noire. Elle le regarda ensuite enfiler ses gants de latex noir.

« Avez-vous peur de la douleur ? lui demanda-t-il d’une voix paisible.

- Elle me rappelle toutes les fois dans ma vie où j’ai eu mal.

- Il faut aussi la vivre dans l’instant et non dans le souvenir », expliqua-t-il sur un ton sentencieux, tout en continuant à préparer son matériel. « La douleur nous isole en nous-même et nous pousse à faire un voyage qui ne peut être qu’intérieur. Soyez heureuse. Ce n’est pas tous les jours qu’on connaît  l’initiation.

- Mais où irai-je ?

- Vous irez là où nous allons tous, que nous le voulions ou non, que nous ayons les yeux ouverts ou fermés, que nous soyons morts ou vivants. »

La lumière placée au-dessus d’elle l’éblouit. Elle était exactement semblable aux lampes des blocs opératoires. La jeune fille ferma les yeux et cacha son visage entre ses mains. Elle pensa que si elle parvenait à se retirer entièrement en elle-même, la morsure de l’aiguille ne l’atteindrait plus. Le dermographe bourdonnait avec une insistance presque hypnotique. Bientôt la jeune fille se sentit vide, aussi légère qu’un ballon gonflé de vent. Elle n’était plus que peau. Elle dérivait loin du monde, sans pensée ni angoisse, dans un néant obscur où le temps n’avait plus de signification car la douleur l’emplissait entièrement, dilatant chaque seconde jusqu’à la limite du supportable. C’était sans doute ainsi que les damnés souffraient en enfer. Mais par-delà les soubresauts qui la faisaient encore involontairement tressaillir, elle ressentait une paix profonde. Se livrer docilement était la seule façon de faire taire les petites voix torturantes.

« Il y a des passages qu’il faut franchir seul, dit le tatoueur. Quel que soit le réconfort que nous apportent ceux qui nous accompagnent, nous sommes seuls dans notre peau. Nul ne peut naître, souffrir ou mourir avec nous. Et nul ne peut tenir notre rôle dans notre vie pour nous y remplacer et y assumer le poids de nos fautes.»

Elle rouvrit les yeux et fit un signe d’assentiment. Le souffle coupé par la douleur, elle ne pouvait pas parler. Mais dès que le tracé du motif fut achevé, elle chuchota :

« C’est comme si rien ne s’était passé depuis l’accident. Le temps n’avance plus pour moi. Si je ne courais pas de toutes mes forces le passé me rattraperait et m’emprisonnerait pour toujours.

- On ne peut pas effacer le passé ; on peut tout juste le recouvrir, expliqua le tatoueur avec gravité. Et la douleur n’efface pas non plus le sentiment de culpabilité. Que vous disent vos morts, à vous ?

- Le jour ils sont impuissants à m’atteindre. Mais la nuit... La nuit je prends tous les médicaments que je trouve pour pouvoir dormir d’un sommeil sans rêve, sans angoisse, sans visage. » 

Le tatoueur acquiesça. Il changea d’aiguille pour ombrer les formes. Soudain, d’une voix haletante, elle avoua :

« Je l’ai revue. Je l’ai revue après l’accident.

- Quand donc ? demanda le tatoueur sur un ton d’intérêt poli, étrangement lointain.

- Un soir où j’avais dîné au restaurant avec un ami. Il me raccompagnait chez moi en voiture. Je ne croyais pas rentrer si tard, non, mais nous sommes allés au cinéma, je ne pensais pas qu’il ferait nuit quand nous repasserions sur la route, la même route et une nuit d’été si semblable à celle de l’accident. La lune s’est levée alors que nous étions en voiture. J’y ai pensé trop tard. Le soleil s’est couché derrière les collines, et mon ami a allumé les phares.

- Où se tenait-elle ?

- Au bord de la route, les pieds dans les herbes hautes du bas-côté. Elle tournait les yeux vers nous pour nous regarder passer. Et sur son visage, je lisais la souffrance de son abandon et la condamnation de ma faute. »

Le tatoueur ne réagit pas. Il sembla soudain entièrement absorbé par la pose des ombrages sur le bord des ailes de papillons. Le motif devenait de plus en plus lourd, de plus en plus noir. Avec des gestes délicats, l’artiste essuyait au fur et à mesure les bavures d’encre. La jeune fille frissonna. Les papillons posés sur sa jambe semblaient réchappés des ténèbres de la nuit. Sous ses cils baissés, elle observa obliquement le tatoueur, se demandant s’il était aussi cruel avec elle sciemment.

« Je crois que ce sera suffisant » dit-il en enveloppant le genou de la jeune fille dans un cellophane transparent. « Quel sera le prochain travail ? »

La jeune fille releva sa manche sur son poignet gauche. Le tatoueur hocha la tête.

« Le mois prochain, je suppose ? »

 

La jeune fille revint en décembre. Il n’avait pas encore neigé mais le froid était devenu plus mordant. Les dernières feuilles étaient tombées des arbres et les jours avaient raccourci. Entre les aubes tardives et les couchers de soleils hâtifs, le ciel avait à peine le temps de prendre pendant quelques heures un ton de gris perpétuellement mat et plombé. La nuit était tombée depuis longtemps quand la jeune fille se faufila jusqu’au salon, ombre parmi les ombres de la rue, en espérant que personne ne l’avait remarquée.

La pièce était plongée dans un grave clair-obscur de tableau flamand. Le tatoueur l’attendait, assis derrière le bureau. Elle lui dit timidement bonjour et retira son gant pour lui faire voir l’entaille longue et droite qui suivait exactement le pli de la peau, à la jonction de la main et de l’avant-bras.

 « Cette cicatrice n’a pas été produite par un accident de voiture, dit le tatoueur avec un léger sourire. J’en ai déjà vu de semblables. En vingt ans de carrière, vous pensez. Vous êtes droitière, n’est-ce pas ? La lame tenue dans la main droite. Pourquoi n’avez-vous pas voulu mourir ? »

Elle se mordit les lèvres.

« J’ai eu peur. Quand la lame du couteau a ouvert ma peau, vous n’étiez pas là. La douleur m’a fait sursauter. J’ai levé les yeux et je l’ai vue, face à moi, dans la pièce. Elle s’est approchée et accroupie juste devant moi. Elle observait mon poignet tranché pour compter une à une les gouttes de sang qui tombaient sur le tapis.

- Etait-elle bienveillante ? demanda le tatoueur.

- Son visage était froid et inexpressif. Oh ! Si vous saviez ! Je ne pouvais pas imaginer ce qu’elle ressentait mais j’avais peur, horriblement peur. J’ai pensé que si je mourais je ne pourrais plus jamais lui échapper. J’avais encore plus peur que lorsqu’elle se tient à la lisière de mes rêves et me contemple de loin en silence.

Le tatoueur posa la main sur la cicatrice de son poignet et, avec beaucoup de douceur, passa le pouce dessus comme pour l’effacer.

« Je peux faire le tracé à main levée cette fois-ci, ce sera plus rapide. Qu’en dites-vous ? »

Elle se contenta de faire un signe de tête.  Elle se laissa conduire jusqu’au fauteuil de tatouage par le bras, comme une petite fille. Le tatoueur alluma le plafonnier, enfila ses gants de latex noir et déballa tranquillement son matériel, tout en continuant à lui parler, d’une même voix calme et insinuante.

« Vous auriez pu recourir à la chirurgie esthétique pour réduire vos cicatrices, observa-t-il.

- Ca ne fait pas assez mal » répondit-elle en frissonnant.

Elle le regarda plonger sa spatule dans le pot de vaseline, étaler la pâte visqueuse sur sa table de travail, ficher sa capsule d’encre dedans et fixer son aiguille au dermographe.

Elle se tut. L’aiguille commençait à lui entamer la peau, non comme une simple lame qui écorche la surface de la chair, mais en faisant vibrer la douleur jusqu’à l’os. Elle regarda le visage charitable du tatoueur penché sur elle. Elle savait avec une acuité poignante qu’il lui faudrait traverser les ténèbres par ses propres moyens, avec ses propres forces. La souffrance du tatouage ne rachetait peut-être presque rien. Faisant un violent effort sur elle-même pour parler, elle lui dit :

« En somme ça pourrait être ma dernière séance. Je n’ai plus de cicatrice. Du moins pour le moment. Rien ne m’empêche d’en avoir un jour d’autres. »

Le tatoueur n’avait pas relevé le sous-entendu. Surmontant son embarras, elle précisa :

« Que diriez-vous si je revenais avec d’autres blessures ?

Le tatoueur garda le silence, les yeux baissés comme s’il était entièrement absorbé par le travail qu’il exécutait.

La jeune fille laissa échapper un soupir. A son tour, elle posa les yeux sur le dessin qui était en train de se réaliser. La plaie rouverte saignait d’encre noire. Le tatoueur avait cerclé son poignet de longues tiges végétales flexibles qui recoupaient et recouvraient la cicatrice. Il ajoutait maintenant aux branches, entre les feuilles, des dards aigus. Elle comprit alors qu’il traçait sur elle une couronne d’épines. Sans cruauté, mais avec la conscience nette et droite d’un exécuteur qui a su deviner un consentement, si inavouable soit-il. Elle resta muette de stupeur devant l’emblème dérisoire. Exactement comme s’il avait lu dans ses pensées, il lui dit :

« Je dessine ce que vous voulez voir. Je sais mieux qu’elles ce qu’attendent les femmes, quels que soient les mots de pudeur ou de honte par lesquels elles travestissent leurs désirs. »

bottom of page