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Le Lapin du Cimetière

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Le foyer Bonheur était surveillé par un gardien nuit et jour.  La nuit, le veilleur avait interdiction de laisser entrer ou sortir les locataires. Quand Viviane lui ramena les brochures publicitaires de la résidence, la vieille dame fit la moue.

«  Je n’ai pas envie qu’on me mette en prison, dit-elle d’une petite voix ferme.

-  Maman, je ne t’ai jamais vue sortir la nuit, répliqua Viviane en levant les yeux au ciel. Enfin, tu ne veux quand même pas être à nouveau cambriolée ? »

L’argument était imparable. A ce moment-là, la vieille dame était en convalescence dans un centre de rééducation : trois mois plus tôt, un voleur s’était introduit de nuit dans son pavillon et l’avait sauvagement frappée avant de s’enfuir, lui causant une fracture de l’épaule et un important choc psychologique dont on s’était demandé si elle s’en remettrait un jour.

Pour Viviane, il était évident que sa mère ne pouvait plus vivre seule. Il fallait mesurer l’ampleur de sa perte d’autonomie. Au vu du bon déroulement de la rééducation, le pessimisme du début avait laissé place à un optimisme raisonnable. La maison de retraite ne s’imposait pas encore. Le déménagement dans une résidence réservée aux personnes âgées valides se présentait comme une solution de juste milieu.

Au début la vieille dame fut contrariée. Elle n’aimait pas la voix douce et les propos lénifiants par lesquels tous essayaient de la circonvenir : les infirmières, les ergothérapeutes, sa fille. Elle sentait bien qu’ils n’avaient pas encore le pouvoir de la forcer et qu’ils étaient obligés de la faire plier d’elle-même, en s’attaquant au peu qu’il lui restait encore : sa volonté.

Mais au fil des semaines sa résistance s’usa. Au fond de sa conscience, dans cette zone trouble où se forment les pensées cruelles qu’on a peur de formuler même pour soi, elle se demandait si tous ces gens bien intentionnés désiraient vraiment sa sécurité, à elle, ou bien plus prosaïquement leur tranquillité d’esprit, à eux. Elle pesa alors le pour et le contre. Si elle refusait en bloc ils essaieraient peut-être de l’enfermer dans une véritable maison de retraite en profitant, tôt ou tard, d’une petite défaillance.

Après avoir un peu tergiversé, elle accepta donc le déménagement dans le foyer pour retraités. Etant veuve, elle n’avait droit qu’à un studio avec coin cuisine et salle de bains attenante. Vingt-cinq mètres carrés pour compresser les souvenirs de toute une vie. Viviane essaya de l’intéresser à sa nouvelle installation en la consultant sur le choix du mobilier et de la décoration. Mais elle balaya toutes les questions et toutes les suggestions d’un revers de main. Puisque cela se faisait malgré elle, elle ne voulait pas faire semblant de participer.

«  Tu me laisses décider de tout, protesta Viviane. Tu ne m’aides pas. »

Pour se faire pardonner, eût-on dit, Viviane avait choisi une résidence située dans le village où sa mère avait grandi et où se trouvait autrefois la maison familiale, depuis longtemps revendue et détruite. Dans son esprit, cela aiderait sa mère à se sentir chez elle. De plus le bourg comptait encore une épicerie et une boulangerie, pour le cas où elle serait lasse d’être ravitaillée et voudrait faire une partie des courses elle-même.

La vieille dame se retrouva d’abord désorientée. Le soir de son emménagement, elle pleura beaucoup. Ce n’était pas dans ses habitudes mais elle eut une impression qu’elle n’avait jamais éprouvée de sa vie, pas même après son cambriolage et son long séjour à l’hôpital : elle se sentit vulnérable.

D’un seul coup, elle n’était plus une vraie personne. Son avis ne compterait plus jamais pour rien, et on ne la laisserait plus prendre aucune décision. Il y aurait toujours une blouse blanche ou Viviane pour la contraindre à aller là où elle ne le voulait pas.

Et le plus grave de tout, c’est qu’elle se sentait sans force pour se révolter.

Bien sûr, ses jambes la portaient encore et elle gardait toute sa tête. Mais elle avait perdu ses repères et ses contacts. Elle avait jusque-là l’habitude de faire appel à ses voisins pour toutes sortes de petits services ; et elle conservait soigneusement le carnet d’adresses de son mari, qui avait pris la précaution de noter pour elle les coordonnées de tous les artisans fiables capables d’entretenir la maison. Elle savait exactement à qui s’adresser pour déboucher une baignoire, détruire un nid de guêpes, ou plus simplement prendre un café avec elle quand elle était triste. En la déplaçant de trente kilomètres, Viviane avait rompu tous ces fils subtils qui tissaient autour d’elle un cocon protecteur.

Et puis la vente de la maison s’annonçait inéluctable. On faisait semblant d’attendre un peu pour vérifier qu’elle s’adaptait bien à sa nouvelle vie ; mais elle pressentait qu’elle n’avait pas intérêt à vouloir faire machine arrière. On l’avait poussée sans l’avouer dans une voie sans retour.

Durant les premiers jours la vieille dame passa de longues heures derrière sa porte-fenêtre, ou bien sur son minuscule balcon. Assise sur une chaise en plastique, elle surplombait les champs de maïs et les bosquets qui fermaient l’horizon; et elle restait là des heures, le regard vide, incapable de se relever pour se préparer à manger.

Puis elle se résigna. Elle comprit qu’une faiblesse prolongée de sa part lui vaudrait encore plus d’ennuis, et que sa solitude morale, désormais, serait entière.

La vieille dame se voyait comme une branche desséchée sur l’arbre de la famille, ou comme un bras de rivière où l’eau stagne à l’écart du courant. La grande pulsion de la vie ne passait plus par elle.  Sa relégation lui rappelait qu’elle était désormais inutile.

A chacune des visites de Viviane elle renonçait à se confier. D’abord, elle craignait de faire peur à sa fille ; ensuite, elle voyait bien que Viviane était tourmentée par le divorce de son propre fils. Ce n’était pas la bonne période pour lui causer des soucis supplémentaires. Et puis, même si c’était difficile à admettre, elle devait bien s’avouer qu’elle ne comptait plus sur sa fille et que personne ne pourrait plus jamais la comprendre.

Si les premiers temps de son installation furent très durs, les mois suivants lui permirent d’instaurer une sorte de routine. Elle lutta contre la folie en s’enfermant dans des rituels qui permettaient aux journées de s’écouler avec le moins de temps morts possible. Il y avait l’heure du ménage, l’heure de faire la cuisine, l’heure du feuilleton, l’heure de la broderie. La souffrance morale, d’abord très vive, s’émoussa.  Sa seule peine était de savoir que les portes de la résidence restaient fermées la nuit.

Puis, au cours du premier hiver, se produisirent de petits phénomènes étranges qui, loin de l’inquiéter, la réconfortèrent. Le soir, entre la tombée de la nuit et le moment de se mettre au lit, elle avait l’impression bizarre de ne plus être seule. Elle se sentait heureuse et tranquille comme si une présence bienveillante l’accompagnait. Parfois même, elle était tentée de se retourner très vite, pour voir enfin qui se cachait derrière elle. Lorsqu’elle était assise dans son fauteuil à broder, elle croyait parfois distinguer, tout à l’extrémité de son champ de vision, le glissement d’une ombre qui venait se fondre à l’obscurité de la pièce.

Dans un élan de sincérité, et peut-être aussi de fierté, elle eut le tort d’en parler un jour à Viviane. Sa fille réagit bêtement, comme croient devoir le faire les grandes personnes raisonnables. Viviane parut contrariée, puis elle se mit à lui parler comme on parle à un enfant qui a des terreurs nocturnes. La vieille dame, désolée d’être si peu comprise, pleura beaucoup devant sa fille. Toutefois, sitôt Viviane partie, elle se sentit plus sereine.

D’abord, il lui sembla qu’elle avait fait son devoir. Elle allait passer pour folle peut-être, mais au moins elle avait joué cartes sur table. Ensuite, elle se mit à penser que sa fille avait peut-être raison.  Certes, il n’est jamais agréable de comprendre que l’on perd la tête ; mais du moins cela n’implique pas de revoir entièrement l’idée qu’on se fait du monde et de la réalité. Pendant quelque temps, elle détourna les yeux dès qu’elle devinait la présence de son mari dans un coin obscur de l’appartement. Elle alluma la télévision pour ne pas être tentée d’écouter les murmures qui venaient souffler à son oreille le soir, à l’heure où elle allait se coucher.

Mais très vite sa curiosité reprit le dessus. Elle se mit à retarder imperceptiblement le moment où elle détournait la tête.  Et alors, furtivement, elle reconnut le visage de son mari.  Comprenant qu’elle serait plus heureuse avec lui que sans lui, elle finit donc par accepter les visions et ne plus en parler à personne.

Une nouvelle période s’ouvrit alors dans sa vie. Les vivants avaient cessé de la blesser quand ils venaient la voir ou s’adressaient à elle. Elle s’était rendu compte que même lorsqu’ils lui imposaient leur présence, elle pouvait continuer de les ignorer. Il suffisait de répondre par monosyllabes, de feindre d’écouter, d’abréger les conversations en prétextant une grande fatigue. Un jour, même Viviane se lasserait de venir monologuer deux fois par semaine dans le minuscule appartement.

Quant au gardien du seuil, le terrible veilleur de nuit qu’elle avait tant détesté au moment de son emménagement, elle avait compris qu’il resterait sans pouvoir sur elle si elle cessait de penser à lui. Lorsqu’elle passait devant sa loge, elle le saluait d’un hochement de tête ou d’un bruit inarticulé, riant sous cape.

Plongée dans sa rêverie du matin jusqu’au soir, attentive aux discrets signes d’amour que pouvaient lui offrir les morts et résolue à demeurer hors de portée des vivants, elle retrouva la force d’atteindre le printemps.

Alors elle scruta patiemment le recul de l’hiver, bien calfeutrée derrière sa fenêtre. Elle observait la terre noire durcie par le givre et les volutes de brouillard montant de la plaine ; elle guettait la naissance du jour et les faisceaux de lumière orangée qui striaient le ciel de l’aube. Chaque matin, elle se demandait si le temps serait propice à la grande expédition qu’elle se promettait de faire ; parfois elle entrouvrait la porte-fenêtre pour humer l’air du dehors et, constatant qu’il était encore trop froid, remettait son projet à plus tard, sans hâte ni mauvaise humeur. Et lorsqu’elle descendait jusqu’à la boulangerie, elle suivait amoureusement du regard le tracé de la route qui sortait du village en direction des champs.

Peu à peu les températures remontèrent. Le ciel perdit sa teinte perpétuellement plombée et une lumière virginale, une lumière de commencement du monde,  descendit sur les taillis et les bosquets sans feuille qu’elle apercevait depuis sa fenêtre. La terre retournée par les labours et détrempée par les pluies se mit à sécher.

Un jour elle décida qu’il était enfin temps de se rendre à pied au cimetière, sur la tombe de ses parents et de sa sœur aînée. C’était le milieu de la matinée, le printemps commençait tout juste à débourrer les bourgeons, et il faisait un temps merveilleux pour  une promenade.

L’ancien cimetière se trouvait autour de la vieille chapelle, à un demi-kilomètre du bourg, entouré par les champs et par les bois. Quand elle était enfant, on lui avait expliqué que le village s’était déplacé après la grande épidémie de choléra de 1849. Les habitants avaient reconstruit leurs maisons de l’autre côté de la grand route. Mais l’église, elle, était restée à sa place, entourée de ciel bleu, de blés en herbe et d’oiseaux sauvages.

Le trajet jusqu’au cimetière n’était rien pour une personne jeune et en bonne santé. Pour une femme âgée, qui  se déplaçait de moins en moins, c’était difficile. Elle avait donc décidé dès le début de n’en rien dire à Viviane. Elle ne voulait pas que sa fille tente de la décourager.

Pour la première fois depuis qu’elle avait emménagé au foyer, elle ressentit  une ivresse de liberté au moment de sortir de son appartement et d’en refermer la porte. Ses trajets jusqu’à la boulangerie n’avaient été jusque-là que des promenades de détenue dans une cour de prison. Son regard glissa sur les murs beiges, le carrelage froid du palier, les portes toutes identiques et impersonnelles. Elle n’éprouvait plus rien, ni colère ni découragement : elle n’avait plus rien à faire en ce lieu désormais.

Elle emprunta l’ascenseur pour descendre jusqu’au rez-de-chaussée. Elle traversa le hall aussi rapidement et discrètement que possible afin d’éviter le gardien. Mais un rapide coup d’œil lui apprit qu’il n’était pas à son poste ; peut-être était-il occupé quelque part au fond de l’arrière-loge. Elle sourit et accéléra le pas.

Dans la rue, le trop-plein de lumière l’éblouit ; il lui semblait sortir d’une longue captivité et retrouver enfin le goût de l’air libre. La rue était calme, bordée de petites maisons basses qui dataient de l’époque où le village n’était habité que de cultivateurs et de petits artisans. L’alignement des voitures garées contre le trottoir était le seul anachronisme criard.

La vieille dame avait hâte de sortir du bourg. Elle dépassa enfin les dernières habitations et commença à marcher le long de la nationale. Il faisait bon, les rayons du soleil réchauffaient doucement l’air immobile. Aucune voiture ne traversait la campagne ; le temps semblait suspendu. A gauche et à droite de la route, les champs ne s’étendaient pas jusqu’à l’horizon ; ils venaient buter contre des parcelles de forêt qui traçaient autour d’eux une frange de taillis sauvages et mystérieux. Enclos par un haut mur de pierres, le minuscule cimetière s’adossait à un bosquet. Il entourait l’église paroissiale d’une ceinture d’anciens morts fidèles. On n’y ouvrait plus de nouvelles concessions depuis très longtemps, faute de place.

Elle avait le cœur battant et les joues rouges, peut-être parce qu’elle marchait trop vite, peut-être parce qu’elle était émue comme lorsqu’on va à la rencontre de proches dont on a longtemps été séparés. Le cimetière n’avait pas beaucoup changé depuis son enfance, depuis l’époque où sa mère venait fleurir la tombe de sa sœur aînée. C’était un élément de permanence dans un monde dont le changement brutal l’inquiétait.

La grille était toujours la même, entrouverte au bout de l’allée qui la rattachait à la nationale. A l’intérieur de l’enclos, les pas crissaient sur le gravier, comme autrefois. Certaines vieilles tombes avaient été remplacées par des dalles neuves mais la disposition des concessions n’avait pas changé. A droite de l’entrée, un très vieil if couvrait de son ombre vénéneuse le carré des morts de la guerre, avec leurs croix rouillés que les glissements de terrain avaient fait pencher. La petite église, immuable, dressait toujours son clocher d’ardoise bleue et ses murs de grès. La vieille dame s’arrêta pour reprendre haleine. Le sang cognait contre ses tempes ; son cœur palpitait.  Et elle se sentait étrangement heureuse, l’esprit en repos, comme si elle était enfin retournée chez elle.

Dès qu’elle eut retrouvé son souffle, elle se dirigea du côté droit de l’église, là où se trouvait le caveau de sa famille. Mais en levant les yeux vers la tombe, elle eut la surprise de voir qu’elle n’était pas toute seule.

Derrière la stèle se tenait une jeune fille. Elle était accoudée au marbre dans une posture familière, malicieusement déhanchée, et elle fixait la visiteuse avec un sourire aux lèvres. De stupeur, la vieille dame s’arrêta au milieu de l’allée. Ce visage mutin, surmonté d’un béret gris, la bouleversa même si elle ne le reconnaissait pas encore.

Alors, dans un mouvement souple et vif, la jeune fille se rapprocha d’elle en contournant le monument et sortit de sa poche un lapin vivant, qu’elle leva jusqu’à son visage pour l’embrasser.

« Te souviens-tu de lui ? » murmura-t-elle en caressant la fourrure grise du lapin qu’elle serrait maintenant contre sa poitrine. « Le jour de mon enterrement tu l’as vu courir entre les tombes. Tu ne voyais que lui. Tu tirais les adultes par le coin de leur manteau pour le leur montrer et ils refusaient de répondre.  Et moi je riais, du fond de mon cercueil, car jamais la mort ne m’avait paru aussi drôle.

- D’où vient-il ? demanda la vieille femme intriguée.

- Il s’était échappé d’un clapier. Il a longtemps vécu ici en dévorant les chrysanthèmes. »

La jeune fille le reposa sur le gravillon. Méfiant, l’animal renifla l’air, debout sur ses pattes arrière, avant de reprendre place aux pieds de la jeune fille. La vieille femme fascinée le regarda se mettre en boule et entreprendre longuement de se toiletter.

« Il ne faut pas croire que les cimetières sont des lieux de mort, dit la défunte d’une voix douce et étrangement mélodieuse. Des présences charmantes les traversent et les animent. Que viens-tu chercher ici ? »

La vieille femme baissa la tête.

« C’est si difficile à dire. Tu ne peux pas comprendre, toi. Tu n’es jamais devenue vieille.

-  Explique-moi.

- La vie ne veut plus de moi et pourtant je n’arrive pas à mourir. Ça ne vient pas. J’aimerais que tout s’arrête quand je suis assise dans mon fauteuil, simplement, instantanément, et je sens bien que ça n’est  pas possible. Tu vois, ça résiste. J’aimerais tomber malade comme toi. »

La jeune fille éclata d’un long rire cristallin.

« Tu n’y es pas du tout ! Mourir est si simple pour les êtres qui respirent. 

- Je ne me souviens pas comment ça s’est passé pour toi, avoua la vieille dame. J’étais trop petite. Et j’ai oublié le jour de tes funérailles ; j’ai oublié le lapin du cimetière.

- Il était si charmant, reprit la jeune fille en s’agenouillant pour le caresser. J’espérais qu’il creuserait son terrier tout contre mon caveau. Je l’appelais doucement les nuits d’hiver pour qu’il vienne manger les fleurs que Maman déposait sur la dalle. Les enfants engoncés dans leurs vêtements noirs, les enfants qu’on traînait devant les tombes de leurs mères, se mettaient à sourire en le voyant jouer entre les stèles. Mais les adultes faisaient semblant de ne pas le remarquer. Il venait déranger l’idée sinistre qu’ils se font de la mort. »

La vieille dame, fascinée, observa l’œil noir et fixe du lapin qui restait immobile aux pieds de la jeune fille, ses longues oreilles couchées en arrière sous les caresses.

« Suis-le » dit soudain la morte d’une voix impérieuse.

Les regards des deux femmes se croisèrent. La vieille dame hocha doucement la tête en signe d’acquiescement.

Mu par un obscur appel, le lapin s’était redressé et humait l’air attentivement. Il étira une dernière fois son échine puis commença à avancer par petits bonds vers le fond du cimetière. Les yeux baissés, la vieille dame accepta de le suivre.

Ils contournèrent d’abord l’abside moussue de la vieille chapelle. Le sol montait abruptement : toute cette partie du cimetière était surélevée par de la terre de remblai. La vieille dame gardait les yeux fixés sur la petite queue blanche et la fourrure grise du lapin qui zigzaguait nonchalamment entre les tombes, par petits bonds placides. L’animal n’allait pas trop vite, comme s’il s’efforçait de l’attendre. La vieille dame dut toutefois s’arrêter ; elle resta un long moment debout, appuyée au mur d’une petite chapelle funéraire, pour tenter de reprendre son souffle. Après avoir vérifié que le lapin se reposait lui aussi, elle se retourna pour regarder une dernière fois derrière elle. Sa sœur se tenait toujours à côté de la tombe et elle lui faisait signe de la main ; loin, très loin d’elle. La vieille femme stupéfaite examina alors l’espace qui l’entourait.  Le cimetière qui lui paraissait naguère minuscule s’étendait maintenant devant elle jusqu’à l’infini, et la silhouette de sa sœur n’était  qu’une tache grise indistincte dont elle ne distinguait plus le sourire.

Devant elle jusqu’à l’horizon, c’était un alignement sans fin de tombes anciennes séparées par des allées de gravier.  Des touffes d’herbes folles et des buissons sauvages poussaient librement entre les croix rouillées, les colonnes de marbres, les chapelles néogothiques qui se dressaient dans la lumière éclatante d’un soleil qu’on n’apercevait nulle part.

 Eblouie, la vieille femme reprit sa marche, plus rapide, courant presque pour suivre le lapin qui détalait maintenant librement devant elle en suivant un large sentier. Et elle tomba face contre terre, sous le ciel immense, éternel et bleu.

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