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Fallait pas

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Il n’est rien au monde que je préfère à la compagnie des femmes. Les hommes m’ennuient et m’inquiètent ; il me semble qu’ils n’ont rien à donner et que je ne puis attendre d’eux qu’obstacles, rivalité et contradiction. Mais les femmes ! Il y a toujours un fond de tendresse à espérer d’elles. La moins jolie sait invariablement m’attendrir par quelque charme qui retiendra mon attention ; et j’aimerais passer toute ma vie dans un filet noué autour de moi par des voix de femmes, des mains de femmes, des présences de femmes. 

Je ne suis pas de ces séducteurs qui les exploitent comme un cheptel ou qui les chassent comme du gibier ; je sais me contenter de ce qu’elles veulent m’offrir, et à l’heure qu’elles auront choisie : amitié, passion violente, ou charme d’une brève discussion qui restera sans lendemain. Ma mémoire est ainsi peuplée de visages féminins que je puis associer à toute la gamme des émotions et des expériences. Comme dans une collection de curiosités, on peut bien sûr trouver quelques pierres rares. Et la belle Joanna de Sa Carneiro en faisait partie...

Mais il faut que je présente dans l’ordre tous les éléments qui composent le tableau bizarre de mes relations avec mademoiselle de Sa Carneiro. 

C’était une chaude après-midi d’août où j’attendais le train pour aller à Paris, avec dans les bras un ventilateur en panne que je comptais rapporter au service après-vente d’une grande enseigne d’électroménager. Ce genre de situation amènerait certains hommes à se sentir ridicules, mais j’y voyais au contraire l’opportunité de nouer conversation. J’avisai non loin de moi une belle jeune femme qui s’éventait d’un geste très las ; elle avait à ses pieds un caddy en toile d’où dépassaient les jambages d’un trépied de photographe ancien. Je l’abordai par une banalité :

« Pardonnez-moi mademoiselle, est-ce bien la voie pour aller sur Paris ? Je ne vois pas l’affichage.

- Oui, je crois, répondit la belle avec une moue.

- Je n’ai pas le courage de remonter tout le quai jusqu’au tableau pour vérifier. Il fait si chaud et je suis tellement chargé. Je n’ai pas trouvé moyen de mettre sur roue mon ventilateur.

- Servez-vous en, suggéra avec un petit sourire l’inconnue.

- Je serais bien en peine, la grille ne veut pas se fixer devant les pales et je ne peux pas m’en servir. Je le ramène au magasin. Mais vous, peut-être pourriez-vous immortaliser cet instant par un beau cliché ? Vous avez un appareil photo de collection dans votre chariot ? »

Je ne cherche jamais l’originalité quand j’aborde les femmes. Tout est dans la désinvolture et la spontanéité. Elles ne doivent pas croire que je tente de les séduire et d’ailleurs, la plupart du temps, ce n’est pas exactement le cas. 

Après cela, je montai dans le train le premier, non par grossièreté mais pour laisser à la jeune femme toute liberté de choisir si elle mettait fin à l’entretien ou si elle s’asseyait à côté de moi pour le poursuivre. Un peu surpris, je la vis s’installer en face de moi. Nous nous mîmes alors à échanger des banalités sur la chaleur et sur l’ennui de Paris au mois d’août. 

Il s’agissait d’une femme vraiment ravissante, qui s’exprimait avec une distinction toute particulière, à menus gestes, en passant sa main dans ses très longs et très épais cheveux châtains. Les femmes de cette classe sont plutôt rares dans ma ville de banlieue ; je la supposai de passage. Elle avait de grands yeux bleus un peu trop rapprochés, dont l’éclat limpide semblait promettre des trésors d’innocence et de passion chaste : Ophélie cueillant des fleurs au bord de l’eau, si vous voyez ce que je veux dire. Elle parlait en frappant les syllabes avec une netteté excessive. Je lui en fis la remarque et elle convint qu’elle était étrangère.

Le trajet jusqu’à Paris ne dure que douze minutes. Je n’avais pas eu le temps d’interroger l’inconnue sur le contenu de son sac, et je n’imaginais pas qu’une femme si belle était disposée à me revoir. Je pensais donc pouvoir classer ce moment dans les rencontres délicieuses, mais sans suite, quand la jeune femme me lança :

« Je m’ennuie beaucoup au travail en ce moment. Peut-être pourriez-vous passer me voir à ma boutique ? J’ouvre du mardi au samedi, toutes les après-midi. Vous retrouverez facilement mon adresse : Joanna de Sa Carneiro, photographies rares et curieuses. »

Et c’est ainsi que tout débuta.

 

Je commençai par faire réparer mon ventilateur. Puis je laissai passer quelques jours avant de rechercher la boutique de la belle voyageuse. Elle n’était pas difficile à trouver, en effet. Mademoiselle de Sa Carneiro était vendeuse de photographies anciennes et tenait son magasin dans une petite rue calme  de la Butte aux Cailles. En faisant abstraction des bars, on se serait cru dans un coin du Paris de 1910, déserté par ses ouvriers et étrangement bien balayé. Les immeubles bas avaient des allures d’anciennes fabriques. Les rues étroites étaient encore pavées par endroits. Quant à la vitrine de la boutique, elle était encadrée par d’élégants panneaux de bois moulurés. 

A l’intérieur, mademoiselle de Sa Carneiro trônait derrière un énorme comptoir ancien de noyer sculpté. Contre les murs étaient rangés des bacs semblables à ceux des disquaires. Des plaques de carton intercalées entre les photographies et des affiches collées au-dessus des meubles de rangement permettaient de séparer les sujets et les époques. Je tournai un peu dans la boutique pour inspecter les différentes sections. Un panneau était consacré aux paysages, avec un compartiment pour le noir et blanc et un autre pour la couleur. Les photographies de famille étaient triées par époque : avant 1910, Grande Guerre, années 50-60... Quelques clichés, particulièrement beaux, étaient vendus encadrés et décoraient les murs du magasin : un portrait de femme à grand chapeau Art Nouveau, une rue de New York à l’époque de Marilyn Monroe... Toutefois, en fouillant dans les bacs, je constatai que la plupart des photographies étaient extrêmement banales, tout à fait similaires à ce qu’on peut trouver chez soi ou chez les personnes âgées qui vivent entourées de leurs souvenirs. Dissimulant ma déception, je ramassai quelques clichés au hasard et je passai en caisse, où mademoiselle de Sa Carneiro me fit l’honneur de me reconnaître.

«  Tiens ! C’est vous ! » me lança-t-elle d’une voix riante.

Et nous débutâmes une conversation qui était comme cette belle après-midi de fin d’été, légère, un peu grisante, aventureuse sans y paraître. Quand nous nous séparâmes je crus sentir que mon retour à la boutique était attendu ; je promis de repasser.

 

Je pris ainsi l’habitude de flâner au magasin les jours où je ne travaillais pas ; de préférence en semaine, car le samedi la déesse était continuellement sollicitée par la clientèle. Mais le mardi ! le jeudi ! Je m’accoudais face à elle et nous parlions de tout, de rien, d’opéra et de littérature. Mademoiselle de Sa Carneiro adorait la poésie portugaise. 

Comment raconter toutes ces fins d’après-midi passées à discuter nonchalamment au comptoir, la belle Joanna adossée à sa caisse enregistreuse, tandis que les clients s’éternisaient aux étals et que nous espérions tous que le temps aurait l’indulgence de ralentir son cours, lui aussi, pour nous déposer plus doucement au terme de notre voyage : l’heure de la fermeture.

Que devenait mademoiselle de Sa Carneiro une fois son rideau de fer descendu ? Il eût été bien maladroit de forcer son intimité. J’imaginais qu’elle devait sortir de l’immeuble par une petite porte dérobée au fond de l’arrière-cour, après avoir vidé les poubelles, et qu’elle se hâtait jusqu’à un 6ème étage où l’attendaient un vieux chat et un plat de poireaux vinaigrette. La vie est tellement injuste avec les jolies femmes.

Mais à quoi ces entretiens devaient-ils nous mener ? J’y arrive.

A chacun de mes passages je flânais devant les bacs et il m’arrivait d’acheter par politesse une photographie ; de préférence des paysages en noir et blanc, les seuls clichés que je trouvais utilisables pour ma décoration. Toutefois, je ne voyais rien de rare ni de curieux dans les rangées de photographies anciennes qui remplissaient les caisses du magasin : il y avait là essentiellement des portraits, arrière-grands-pères à moustache en guidon de vélo, ou bien réunions de famille sous le sapin de Noël, en pulls criards des années 70. Rien qu’un honnête homme ne puisse trouver dans ses propres tiroirs quand il fait du rangement, je l’ai déjà dit. J’en fis un jour la remarque à la belle Portugaise qui en rougit. Photographies curieuses, c’est ainsi qu’on nommait autrefois les images pornographiques. Je riais tout seul d’imaginer Ophélie triant des souvenirs de maisons closes avec son petit air languissant.

« Ce n’est pas ce que vous pouvez croire, me dit Joanna. Je n’achète jamais rien de vulgaire. Non, c’est bien plus... important. 

- Où puis-je les voir dans votre boutique ?

- Je ne les montre qu’à un public choisi. Elles sont réservées aux gens qui sont capables de les regarder avec respect, avec piété. »

Elle avait prononcé ces derniers mots sur un ton de ferveur qui me surprit. Je sentis que ses yeux cherchaient mon regard. Je soutins l’éclat de ses prunelles limpides qui semblaient vouloir scruter le fond de mon âme.

« Ce serait de ma part une grande marque de confiance, me dit-elle après un long silence. Je dois vous avertir que cela pourrait aussi être la fin de notre amitié. Les Français sont légers, moqueurs.

- Je comprends vos craintes, répondis-je. Vous avez ma parole que je ne me présenterai plus jamais devant vous si j’ai le malheur de vous décevoir. »

Elle hésita encore un peu, jeta un coup d’œil autour d’elle pour surveiller les clients, puis prononça les paroles décisives :

« Très bien. Je vous donne rendez-vous ce soir même. Présentez-vous ici un peu avant l’heure de la fermeture. »

Je ne me fis pas répéter la proposition. J’ai toujours été joueur, d’une certaine manière. Et j’aime tout particulièrement les mystères lorsqu’ils sont associés à la présence d’une jolie femme.

L’après-midi finissait doucement. J’allai flâner dans une petite brocante du quartier, puis j’entrai dans un bar où je bus un cocktail en surveillant ma montre. Je n’avais absolument aucune idée de ce que mademoiselle de Sa Carneiro allait sortir de sa réserve. Si j’avais eu plus de connaissances sur l’histoire de la photographie... Et si, faisant simplement preuve de bon sens, je m’étais rappelé qu’il existe deux énigmes également obscènes, celle d’Eros et celle de Thanatos...

Je revins donc à sept heures moins dix, et je guettai la sortie des derniers clients. La belle Joanna avait les joues rouges et la lèvre tremblante, comme si elle jouait gros. Sitôt le rideau de fer baissé elle s’engouffra dans la réserve et en ressortit avec une petite caisse de bois qu’elle posa sur son comptoir. Je me levai du fauteuil où j’avais patiemment attendu et je m’approchai pour regarder.

L’objet pouvait mesurer soixante centimètres de long et s’ouvrait grâce un couvercle coulissant dans une rainure ; à l’intérieur, une longue rangée de photographies anciennes format carte postale posées sur la tranche. La belle Joanna passa un doigt rêveur sur le sommet des cartons. Puis, elle en saisit vivement un et me le tendit.

« Tenez, me dit-elle, expliquez-moi ce que vous voyez. »

Je regardai attentivement l’image. Elle était nette et à peine décolorée. Dans un salon Napoléon III, une petite fille dormait sur un fauteuil crapaud, devant une porte-fenêtre drapée de lourds rideaux à pompons. Le cerceau et le bâton de l’enfant étaient posés sur le tapis devant elle, abandonnés là le temps de la sieste.

« C’est une scène charmante, répliquai-je, je ne vois rien de curieux. »

La jeune femme ne me répondit pas directement mais, sans transition apparente, elle commença à me raconter un de ses souvenirs d’enfance.

« Lorsque j’étais petite fille, me dit-elle sans me regarder et d’une étrange voix monocorde, ma mère me montrait volontiers ses photographies de famille. Beaucoup dataient de l’époque de la première guerre mondiale mais il y en avait une, plus ancienne, qui remontait aux dernières années du XIXème siècle. Elle représentait un bébé couché dans un berceau. L’image était floue, abîmée, et toute petite ; mais on distinguait des rameaux accrochés autour du berceau, peut-être des branches de sapin ou d’if. Quelle décoration étonnante. Ma mère me disait que cet enfant était la fille aînée de mes arrière-grands-parents, et qu’elle était déjà morte quand la photographie avait été prise. »

De stupeur je laissai tomber le cliché que j’avais à la main.

« Vous comprenez maintenant, reprit Joanna de Sa Carneiro. Tous les modèles qui figurent sur ces images sont des morts. Et figurez-vous que cette boîte en bois m’a été vendue en même temps qu’un appareil à soufflet très ancien que je voulais acheter pour ma collection. 

- Elle allait... avec ?

- Je suppose. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite. Au début je n’avais pas prêté attention aux tirages ; seul l’appareil m’intéressait, je vous l’ai dit.

- Et... vous les vendez ?

- Non. Bien sûr que non. Par contre  je vends les photos que je réalise moi-même. »

Je ne suis pas très sensible, mais il me sembla qu’un vertige me prenait. Sous l’éclairage cru des néons, le beau visage de mademoiselle de Sa Carneiro se creusait d’ombres comme une tête de mort.

« C’est un appareil à plaques de verre, m’expliqua-t-elle à voix basse. Le temps de pose est très long. Ça ne se fabrique plus mais  grâce à internet j’arrive encore à me procurer des plaques intactes, toujours dans leur emballage d’origine. Quand j’en reçois la demande, je peux rendre service à une famille amie... une famille en deuil. Je ne suis pas le médecin, vous voyez. Moi, on m’appelle quand il est trop tard. »

J’étais tellement incrédule que je dus lui faire répéter l’incroyable vérité.

«  Vous photographiez donc des cadavres ?

- Je réalise des photographies dans la tradition du XIXème siècle, rectifia mademoiselle de Sa Carneiro. Je permets aux vivants d’exprimer une dernière fois l’affection qui les unit à leurs défunts. Les morts font partie de la famille. C’est le message que voulait transmettre à la postérité le photographe dont j’ai involontairement acheté l’appareil. J’estime que la mission dont il s’était chargé à son époque m’incombe désormais. Seriez-vous choqué ? »

J’étais arrivé au milieu de la vie, à un âge où les perversions des autres n’étonnent plus. D’ailleurs, était-ce vraiment une perversion ? Les grands yeux bleus de mademoiselle Joanna m’interrogeaient avec candeur. Cette femme-là était décidément au-dessus de tous les soupçons.

« Et les photographies que vous avez faites, vous, où sont-elles ? »

La belle Portugaise secoua la tête.

«  Je ne peux pas vous les montrer. S’il ne s’agissait que de moi je n’aurais rien à vous cacher, bien entendu. Mais là je trahirais la confiance que des familles en deuil ont placée en moi.

- Mais... vous ne photographiez que ça ? Vous vous êtes spécialisée ?

- Non, ce n’est pas tout à fait ce que vous croyez. Ce n’est pas moi qui me suis spécialisée. C’est l’appareil photo. »

Je restai sans voix. J’attendis que la belle Joanna reprît ses explications.

« Je ne vous demande pas de me croire... laissa-t-elle tomber d’une voix traînante, toujours singulièrement atone. Cet appareil photo a le pouvoir d’exprimer le lien qui demeure entre nous et les disparus. Qu’ils soient ou non visibles. Et quand bien même je croirais ne photographier que des vivants»

Devant mon silence, elle crut bon d’ajouter :

« Il n’y a pas de frontière entre les défunts et nous. Les enfers ne sont ni en bas ni en haut ; mais les morts nous entourent comme autant d’ombres légères, comme un réseau d’affection que nous pouvons ressentir à défaut de le voir. La photographie le révèle.

- Mais comment ?

- J’ignore ce qui a pu donner naissance à ce miracle. Peut-être la volonté du photographe a-t-elle été assez forte pour donner ce pouvoir à son outil fidèle. La lentille est devenue un œil ouvert sur cet autre monde. Quand je photographie ensemble les vivants et les morts d’aujourd’hui il n’est pas rare que les morts d’autrefois se présentent.

- Les photographies spirites du XIXème siècle étaient des trucages grossiers, objectai-je.

- Je ne vous demande pas de me croire. Je savais que vous ne me croiriez pas.

- Ne le prenez pas mal.

- Bien sûr je pourrais essayer de vous fournir une preuve mais je redoute votre réaction si les choses ne se déroulent pas comme vous l’espérez. »

Je haussai les épaules.

«  C’est insensé... Vous êtes pourtant une femme équilibrée, intelligente, exquise... 

- Arrêtons-nous là, coupa-t-elle sur un ton de lassitude. Ou bien laissez-moi vous montrer que vous vous trompez. »

J’avais en tête les photographies truquées du XIXème siècle avec leurs figures voilées de blanc, produites par double exposition des plaques. Je m’attendais à ce que mademoiselle de Sa Carneiro m’en gratifiât. C’était étrange. Ça ne correspondait pas vraiment à l’idée que je me faisais d’elle. Sans doute la connaissais-je mal. Ce n’est pas en parlant opéra ou peinture baroque qu’on peut découvrir l’éthique et les névroses d’une personne, surtout lorsqu’elle a des lèvres de rose et des yeux bleu de mer.

« En somme, que va-t-il se passer si vous me photographiez ? lui demandai-je par pure politesse.

- Peut-être rien, convint-elle. Ou bien peut-être les vivants d’autrefois choisiront-ils de se manifester à vos côtés. Ceux que vous avez connus. Ou ceux que j’ai pris en photo ces dernières années. Ou la petite fille au cerceau dont vous avez laissé tomber l’image parce que la mort vous effraie. Quand vous m’avez rencontrée pour la première fois sur le quai de la gare, je rentrais d’une grande et belle propriété dans laquelle la maîtresse de maison venait de mourir. Ses enfants m’avaient appelée en toute hâte avant que les pompes funèbres n’arrivent. »

Je regardai mes chaussures, hésitant. Je n’ai jamais cru que les morts reviennent. Je n’y crois toujours pas. Penser le contraire détruirait toute ma vie. D’une certaine manière, mon matérialisme sans faille n’est pas un choix mais une nécessité. Presque malgré moi, je répondis à mademoiselle de Sa Carneiro :

«  D’accord. Mais je m’autoriserai à penser le contraire de vous quoi qu’il advienne.

- Je vais préparer mon studio, dit doucement la jeune femme. Ayez la bonté d’attendre un instant ici. »

J’allai m’asseoir au fond du magasin dans un gros fauteuil club, je sifflotai en regardant le plafond et j’attendis. Bientôt, la belle Joanna me fit passer dans une petite pièce aménagée comme un salon de photographe ancien, mais avec des projecteurs modernes. Il y avait une chaise, un guéridon, et en guise de fond, un décor peint sur carton qui imitait une porte fenêtre drapée de rideaux; sur le sol un tapis d’orient.

« Vous avez le sens du détail, lui fis-je observer, un peu gêné.

- Il y a une tradition à suivre, objecta-t-elle. J’ai peint le fond moi-même, pour le reconstituer au plus près de ce que montraient les photos anciennes de la boîte. Je ne pense pas que ce soit... déterminant mais c’est une question de respect. Vous comprenez ? »

Et sur ces mots son visage disparut derrière l’œil à soufflet de l’antique machine.

« Prenez la pose, assis bien droit, une main sur le guéridon. Ne bougez plus. »

Je restai figé durant un long moment. Etait-ce le temps nécessaire pour faire des réglages ? Le temps d’impressionner la plaque ? Quand la photographe m’autorisa à me relever, elle semblait elle-même éprouvée.

« Je vais faire le tirage cette nuit, expliqua-t-elle d’une voix blanche. Revenez demain, si vous pouvez. »

J’acceptai cette condition tout en me répétant, en mon for intérieur, qu’elle allait truquer l’image. Bien sûr, j’aurais pu insister pour rester. Mais je me serais heurté peut-être à un refus. Et puis j’avais besoin de penser qu’elle allait truquer. Quel qu’il fût, le résultat de cette bizarre expérience ne me déstabiliserait pas tant que je pouvais croire à une imposture.

 

Je revins le lendemain, à la même heure, l’heure fatale où mademoiselle de Sa Carneiro allait fermer boutique, et nous enclore tous deux dans cette intimité trouble qui n’était pas de l’amour, mais déjà une fascination réciproque n’excluant pas la défiance. Sitôt la porte verrouillée elle me tendit une enveloppe.

« Regardez, me chuchota-t-elle d’une voix languissante. Il y a bien quelque chose mais je ne sais pas ce que c’est. »

Je regardai le résultat en fronçant les sourcils. Le tirage sur papier cartonné noir et blanc avait tout l’air d’une photographie ancienne. J’étais assis, le visage dur, l’allure tendue, dans un décor d’un autre âge. Mais ce qui rendait  l’image vraiment troublante, c’était la bordure de flammes qui encadrait mon portrait. Malgré l’absence de couleur, on devinait l’incendie. La chaise sur laquelle j’étais assis, le guéridon posé devant moi, mon buste raide et mes cheveux n’étaient pas atteints. Mais des flammèches léchaient la peinture du décor et en vrillaient les bords ;  le feu montait presque à la hauteur de mon épaule dans une symétrie parfaite, de chaque côté de moi, et l’impassibilité de mon expression, le maniérisme de la pose formaient un contraste grotesque avec l’horreur du brasier qui m’encerclait.

Je m’attendais à beaucoup de choses, mais certainement pas à celle-là. Je me mordis les joues, je gardai les lèvres serrées, et je sentis mon cœur palpiter. Je ne pus retenir un regard de haine à l’égard de la belle Joanna qui manqua défaillir devant ma réaction.

«  Qu’est-ce que c’est ?  me demanda-t-elle dans un souffle.

- Laissez-moi sortir, réussis-je finalement à articuler.

- Oh, je vous ai fait mal ! » lança-t-elle dans un cri de détresse.

Si je m’étais laissé aller à lui parler je l’aurais insultée. Je crus – à tort ou à raison, qui sait ? – qu’elle avait poussé la mystification et le vice jusqu’à fouiller ma vie la plus intime afin d’exercer sur moi son emprise. Je me figurai même, un peu sottement, qu’elle tentait de me faire chanter. 

« Ouvrez-moi cette porte » insistai-je en en secouant la poignée.

La belle Portugaise se précipita pour ouvrir, mais en évitant de me frôler, comme si elle avait peur d’être battue.

«  S’il vous plaît... » gémit-elle au moment où je m’engouffrais dehors. Et ce fut la fin de cette étonnante soirée.

 

Il fallut plusieurs jours à ma colère pour retomber. Je passai par différentes phases, toutes plus pénibles l’une que l’autre. Puis je m’apaisai. Le temps est le seul remède aux maux de l’âme, dit-on. Je la crus maladroite plus que calculatrice. Je réussis à me rassurer à l’idée qu’elle ne pouvait rien entreprendre contre moi, et qu’elle n’aurait jamais sur moi que le pouvoir que je voudrais bien lui accorder. Par moments j’étais décidé à la rupture définitive ; à d’autres je regrettais l’impulsion qui m’avait jeté hors de sa boutique et hors de sa vie. Je ne savais pas si le désir que j’avais éprouvé naguère pour elle m’avait définitivement quitté, ou bien s’il pouvait encore fluctuer.

 

Et puis un soir, après quelques semaines de silence, la belle Joanna me rappela au téléphone. Est-ce que j’attendais cet appel ? J’avais décidé jusqu’au bout de conserver toute ma nonchalance et de ne rien espérer d’une femme qui aimait à me répéter, du bout de ses lèvres roses délicatement ourlées : « jamais je ne serai votre maîtresse ». Dès qu’elle commença à parler je m’interrogeai sur ses intentions. Je ne savais plus si c’était un solde de tout compte ou au contraire une relance. Puis, très vite, je compris qu’elle cherchait à renouer le lien entre nous. Je vous ai déjà dit que j’étais joueur. Je finis par me laisser emporter par le démon du jeu, quelles qu’en fussent les conséquences.

« Pardonnez-moi pour l’autre soir, dit-elle d’une voix précipitée et haletante. J’ai été sotte, impardonnable, parce que je ne savais pas. Et j’ai aggravé ma faute en cherchant à savoir.

- Que vouliez-vous connaître, chère Joanna ? lui demandai-je ironiquement.

- Je sais tout maintenant, oh, pardonnez-moi ! Et je voulais vous dire que je n’en suis que plus attachée à vous.

- Je ne vous comprends plus, répliquai-je à la belle égarée.

- J’ai fait une recherche... C’est si facile de nos jours. Vous m’aviez parlé de la ville de votre enfance. Enfin, je sais tout et je vous demande pardon pour vous avoir ramené en mémoire cet horrible drame.

- Non, vous ne savez rien, ripostai-je durement. Mais je peux tout vous raconter, si vraiment ma vie vous intéresse.

- Non, non !

- Oh, mais si. Je crois au contraire que seule la vérité pourra vous guérir : et de vos remords et de votre amour pour moi. Je passerai demain à l’heure de la fermeture. Vous me servirez un verre de porto, vous me passerez un disque de jazz et vous m’écouterez allongée sur une méridienne, les cheveux vagues et le regard bien sage.

- Seulement si vous ne m’en voulez plus, répondit-elle.

- On ne peut pas en vouloir à un ange. A demain Joanna. »

Et c’est ainsi que ma relation avec la délicieuse mademoiselle de Sa Carneiro prit un tournant définitif et, si l’on peut dire, fatal.

 

Le lendemain soir je la trouvai évanescente et palpitante à son comptoir. Il n’y avait plus de client dans sa boutique : elle s’empressa donc de baisser le rideau de fer. Quand elle se retourna vers moi, tout de suite, les mots s’entrechoquèrent.

« Je m’excuse... Je n’aurais pas dû... Et pourtant je voudrais vous dire... Toute ma compassion... Oh, je vous aime maintenant que je sais ce que vous avez vécu... Comment me pardonnerez-vous ? »

Je n’eus pas le cynisme de dire à la belle Joanna que les femmes comme elle ont toujours le moyen de se faire pardonner. Je retrouvai le fauteuil club et mademoiselle de Sa Carneiro resta debout devant moi, dolente, ne sachant plus quelle contenance prendre. J’entamai mon exposé sur un ton quelque peu solennel, en disant :

« Vous vous êtes demandé si j’avais survécu à un incendie, et vous avez entamé une recherche dans les faits divers de ma petite ville de naissance. Je vous avais donné suffisamment de renseignements sur moi pour que vous puissiez retrouver la trace de ma famille. N’est-ce pas ? C’est si facile de nos jours d’accéder aux archives. Peut-être même avez-vous téléphoné à la mairie, ou à un journal local ? A moins que vous ayez retrouvé un article en ligne ? Il y a des passionnés qui scannent n’importe quoi.

- Oh, je vois bien que vous m’en voulez ! » s’écria la belle Joanna, mais sur un ton légèrement trop dramatique pour être sincère. Je la devinais comédienne : j’aimais mieux ça. « Je vous assure que ce n’était pas de la curiosité mais de l’intérêt pour vous, expliqua-t-elle en frémissant comme une biche. D’ailleurs, je vous estime davantage maintenant que je sais ce que vous avez traversé, quelles épreuves vous avez surmontées.

- Mais non, vous n’en savez rien, rétorquai-je. 

- Pardonnez-moi ! » s’écria-t-elle avec une expression de douleur qui cette fois-ci ne semblait pas feinte.

Elle se trompait pourtant en prenant ma déclaration pour un réquisitoire. Je poursuivis :

« Bientôt vous allez comprendre parce que je vais tout vous dire. Il est trop tard, vous êtes allée trop loin pour avoir le droit de ne pas savoir. Et puis, je crois que ça vous plaira. »

Elle acquiesça docilement, les pupilles fixes et écarquillées. Je précisai :

« J’avais six ans à l’époque. Noël approchait. Mes parents m’ont annoncé une après-midi qu’ils allaient sortir pour acheter le sapin. Ils m’ont demandé si je voulais les accompagner. J’ai dit que je préférais rester à la maison avec mon petit frère. Il dormait dans son berceau au rez-de chaussée de la maison, dans un coin du salon. Mes parents m’ont fait promettre que je serais bien sage et ils m’ont installé devant la télévision. Je devais regarder les dessins animés jusqu’à leur retour. Vous voyez comme tout est simple, mademoiselle de Sa Carneiro. »

Je pris le temps de l’observer. Cela faisait bien longtemps que je soupçonnais en elle un fond de perversité sous ses dehors trop lisses. Je me méfie des femmes qui ont toujours les cheveux propres et les yeux limpides. Elles descendent de Caïn aussi bien que nous tous. Je repris :

« Mais dès que mes parents sont partis je me suis relevé pour aller prendre la petite bougie, la petite veilleuse qui éclairait la crèche placée sur le buffet du salon. Mes parents venaient de l’installer le jour même... Une part de moi savait très bien ce qu’il fallait faire.  Depuis sa naissance, mon frère accaparait l’attention de tout le monde. J’ai mis le feu aux rideaux et je me suis écarté pour ne pas être atteint par la flamme... Le bébé dormait. Il avait l’habitude de dormir en plein jour, dans le bruit. Rien ne pouvait le réveiller. Et puis mes parents étaient loin. Je suis sorti de la maison en fermant bien les portes derrière moi, comme on me l’avait appris, et j’ai attendu mes parents dans le jardin. »

Cette fois-ci mademoiselle de Sa Carneiro se recroquevilla contre le comptoir auquel elle s’était adossée pour m’écouter. Je me relevai de mon fauteuil et je m’approchai tout près d’elle. Je lui lançai, goguenard :

« Alors, grande prêtresse de la mort, tu as eu tout ce que tu voulais ? »

Je lui caressai la joue sans qu’elle baissât les yeux. Ses lèvres tremblaient, légèrement entrouvertes. Mais lorsque je me penchai vers elle pour un baiser elle s’empara voracement de ma bouche.

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