Fallait pas
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Il n’est rien au monde que je préfère à la compagnie des femmes. Les hommes m’ennuient et m’inquiètent. Mais les femmes ! Il y a toujours un fond de tendresse à espérer d’elles. La moins jolie sait m’attendrir par quelque charme qui retiendra mon attention ; et j’aimerais passer toute ma vie dans un filet noué autour de moi par des voix, des mains, des présences de femmes.
Je sais me contenter de ce qu’elles veulent offrir, et à l’heure qu’elles auront choisie. Ma mémoire est ainsi peuplée de visages féminins que je puis associer à toute la gamme des émotions et des expériences. Comme dans une collection de curiosités, on peut trouver quelques pierres rares. Et la belle Joanna de Sa Carneiro en faisait partie... Mais il faut que je présente dans l’ordre tous les éléments qui composent le tableau bizarre de mes relations avec mademoiselle de Sa Carneiro.
C’était par une chaude après-midi d’août. J’attendais le train pour Paris, avec dans les bras un ventilateur en panne que je portais en réparation. J’avisai non loin de moi une belle jeune femme qui s’éventait d’un geste las, avec à ses pieds un caddy d’où dépassait un antique trépied de photographe. Je l’abordai par une banalité :
« Pardonnez-moi, est-ce bien la voie pour aller à Paris ? Je ne vois pas l’affichage.
- Oui, je crois, répondit la belle.
- Je n’ai pas le courage de remonter tout le quai pour vérifier. Il fait si chaud et je suis tellement chargé, avec mon ventilateur.
- Servez-vous en, suggéra l’inconnue dans un petit sourire.
- Je serais bien en peine, la grille ne veut pas se fixer devant les pales, et je le ramène au magasin. Mais vous, peut-être pourriez-vous immortaliser cet instant par un cliché ? Vous avez un appareil de collection dans votre chariot ? »
Après cela, je montai dans le train en premier, non par grossièreté mais pour laisser à la jeune femme toute liberté de choisir si elle voulait mettre fin à l’entretien ou le poursuivre. Un peu surpris, je la vis s’installer en face de moi. Nous échangeâmes alors des banalités sur la chaleur et sur l’ennui de Paris au mois d’août.
Elle s’exprimait avec une distinction toute particulière, à menus gestes, en passant sa main dans de très longs et très épais cheveux châtains. Les femmes de cette classe sont plutôt rares dans ma banlieue ; je la supposai de passage. Elle avait de grands yeux bleus un peu trop rapprochés, dont l’éclat limpide promettait des trésors d’innocence et de passion chaste : Ophélie cueillant des fleurs au bord de l’eau, si vous voyez ce que je veux dire. Elle parlait en frappant les syllabes avec une netteté excessive. Je lui en fis la remarque et elle convint qu’elle était étrangère.
Le trajet jusqu’à Paris dure douze minutes. Je n’imaginais pas qu’une femme si belle fût disposée à me revoir. Je pensais donc classer ce moment dans les rencontres délicieuses, mais sans suite, quand l’inconnue me lança :
« Je m’ennuie beaucoup au travail en ce moment. Peut-être pourriez-vous passer à ma boutique ? J’ouvre du mardi au samedi, toutes les après-midi. Vous retrouverez facilement mon adresse : Joanna de Sa Carneiro, photographies rares et curieuses. »
Et c’est ainsi que tout débuta.
Je laissai passer quelques jours avant de me rendre là-bas. Mademoiselle de Sa Carneiro vendait des photographies anciennes dans une petite rue de la Butte aux Cailles. En faisant abstraction des bars, on se serait cru dans un coin du Paris de 1910, déserté par ses ouvriers et étrangement bien balayé. Les immeubles bas avaient l’allure d’anciennes fabriques, les rues étroites étaient encore pavées. Quant à la vitrine du magasin, elle était encadrée par d’élégants panneaux de bois moulurés.
A l’intérieur, mademoiselle de Sa Carneiro trônait derrière un comptoir de noyer. Contre les murs étaient rangés des bacs de disquaires. Des plaques de carton, intercalées entre les photos, et des affiches collées au-dessus des meubles séparaient les sujets. Un secteur était consacré aux paysages, avec un compartiment pour le noir et blanc et un autre pour la couleur. Les photos de famille étaient triées par époque : avant 1910, Grande Guerre, années 50-60... Quelques clichés particulièrement beaux étaient vendus encadrés : un portrait de femme à chapeau Art Nouveau, une rue de New York à l’époque de Marilyn Monroe... Toutefois, en fouillant dans les bacs, je constatai que la plupart des photographies étaient extrêmement banales, comme ce qu’on peut trouver chez soi ou chez n’importe quelle personne âgée. Dissimulant ma déception, je ramassai quelques clichés au hasard et je passai en caisse, où mademoiselle de Sa Carneiro me fit l’honneur de me reconnaître.
« Tiens ! C’est vous ! » me lança-t-elle d’une voix riante.
Et nous débutâmes une conversation qui était comme cette après-midi de fin d’été, légère, grisante, aventureuse sans y paraître. Quand nous nous séparâmes, je promis de revenir.
Je pris ainsi l’habitude de flâner au magasin les jours où je ne travaillais pas ; de préférence en semaine, car le samedi la déesse était continuellement sollicitée par la clientèle. Mais le mardi ! le jeudi ! Je m’accoudais en face d’elle et nous parlions de tout, de rien, d’opéra et de littérature. Mademoiselle de Sa Carneiro adorait la poésie portugaise. Comment raconter ces fins d’après-midi passées au comptoir, la belle Joanna adossée à la caisse enregistreuse, tandis que les clients s’éternisaient aux étals et que nous espérions tous que le temps ralentirait son cours pour nous déposer plus doucement au terme du voyage : l’heure de la fermeture ?
Que devenait mademoiselle de Sa Carneiro une fois son rideau de fer descendu ? Je l’imaginais sortant de l’immeuble par une porte dérobée, après avoir vidé les poubelles, et rejoignant un 6ème étage où l’attendaient un vieux chat et un plat de poireaux vinaigrette. La vie est tellement injuste avec les jolies femmes.
Mais à quoi ces entretiens devaient-ils nous mener ? J’y arrive.
À chaque passage je flânais devant les bacs et j’achetais par politesse une photographie ; de préférence un des paysages en noir et blanc, les seuls clichés utilisables pour ma décoration. Toutefois, je ne voyais jamais rien de rare ni de curieux dans les caisses du magasin : il y avait là essentiellement des portraits, des arrière-grands-pères à moustache en guidon de vélo, ou des réunions de famille sous le sapin de Noël, en pulls criards des années 70. Rien qu’un honnête homme ne puisse trouver dans ses propres tiroirs quand il fait du rangement, je l’ai déjà dit. J’en fis un jour la remarque à la belle Portugaise qui en rougit. Photographies curieuses, c’est ainsi qu’on nommait autrefois les images pornographiques.
« Ce n’est pas ce que vous pouvez croire, me dit Joanna. Je n’achète jamais rien de vulgaire. Non, c’est bien plus... important.
- Où puis-je les voir dans votre boutique ?
- Je ne les montre qu’à un public choisi. Elles sont réservées aux gens qui sont capables de les regarder avec respect, avec piété. »
Elle avait prononcé ces derniers mots sur un ton de ferveur qui me surprit. Je soutins l’éclat de ses prunelles limpides qui semblaient vouloir scruter le fond de mon âme.
« Ce serait de ma part une grande marque de confiance, me dit-elle après un long silence. Je dois vous avertir que cela pourrait aussi être la fin de notre amitié. Les Français sont légers, moqueurs.
- Je vous promets de ne plus me présenter devant vous si j’ai le malheur de vous décevoir. »
Elle hésita encore, jeta un coup d’œil autour d’elle puis prononça les paroles décisives :
« Très bien. Je vous donne rendez-vous ce soir même. Présentez-vous ici un peu avant la fermeture. »
J’ai toujours été joueur, d’une certaine manière. Et j’aime tout particulièrement les mystères lorsqu’ils sont associés à une jolie femme.
J’allai flâner dans une petite brocante du quartier, puis j’entrai dans un bar où je bus un cocktail en surveillant ma montre. Je n’avais aucune idée de ce que mademoiselle de Sa Carneiro allait me sortir. Si j’avais mieux connu l’histoire de la photographie... Et si, faisant simplement preuve de bon sens, je m’étais rappelé qu’il existe deux énigmes également obscènes, celle d’Éros et celle de Thanatos...
Je revins donc à sept heures moins dix : la belle Joanna avait les joues rouges et la lèvre tremblante, comme si elle jouait gros. Sitôt le rideau de fer baissé elle s’engouffra dans la réserve et en rapporta une caisse de bois qu’elle posa sur son comptoir. Je me levai de mon fauteuil pour regarder.
L’objet, d’environ soixante centimètres de long, s’ouvrait grâce un couvercle coulissant dans une rainure ; à l’intérieur, une rangée de photographies anciennes format carte postale, posées sur la tranche. La belle Joanna passa un doigt rêveur sur le sommet des cartons. Puis, elle en saisit vivement un et me le tendit :
« Tenez, expliquez-moi ce que vous voyez. »
Je regardai attentivement l’image, nette et à peine décolorée. Dans un salon Napoléon III, une petite fille dormait sur un fauteuil crapaud, devant une porte-fenêtre drapée de rideaux à pompons. Le cerceau et le bâton de l’enfant étaient posés sur le tapis, abandonnés là le temps de la sieste.
« C’est une scène charmante, répliquai-je, je ne vois rien de curieux. »
La jeune femme ne me répondit pas directement mais, sans transition apparente, elle me dit d’une étrange voix monocorde :
« Lorsque j’étais petite fille, ma mère me montrait volontiers ses photographies de famille. Il y en avait une, plus ancienne que les autres, qui remontait à la fin du XIXème siècle. L’image était floue, abîmée, toute petite ; mais on distinguait un bébé, couché dans un berceau auquel étaient accrochés des rameaux de sapin ou d’if. Quelle décoration étonnante. Ma mère me disait qu’il s’agissait de la fille aînée de ses grands-parents, et qu’elle était déjà morte quand la photographie avait été prise. »
De stupeur je laissai tomber le cliché.
« Tous les modèles qui figurent sur ces images sont des morts, reprit Joanna de Sa Carneiro. Figurez-vous que cette boîte m’a été cédée en même temps qu’un appareil à soufflet très ancien, que j’achetais pour ma collection.
- Elle allait... avec ?
- Je suppose. Au début je n’avais pas prêté attention aux tirages ; seul l’appareil m’intéressait, je vous l’ai dit.
- Et... vous les vendez ?
- Bien sûr que non. Par contre je vends les photos que je réalise moi-même. »
Je ne suis pas impressionnable, mais il me sembla que sous l’éclairage cru des néons, le beau visage de mademoiselle de Sa Carneiro se creusait d’ombres comme une tête de mort.
« C’est un appareil à plaques de verre, m’expliqua-t-elle à voix basse. On n’en fabrique plus mais grâce à internet j’arrive à me procurer des plaques intactes, toujours dans leur emballage d’origine. Quand j’en reçois la demande, je rends service à une famille amie... une famille en deuil. Je ne suis pas médecin, vous voyez. Moi, on m’appelle quand il est trop tard. »
J’étais si incrédule que je dus lui faire répéter l’effarante vérité.
« Vous photographiez donc des cadavres ?
- Je travaille dans la tradition du XIXème siècle, rectifia mademoiselle de Sa Carneiro. Je permets aux vivants d’exprimer une dernière fois l’affection qui les unit à leurs défunts. Les morts font partie de la famille. C’est le message que voulait léguer le photographe dont j’ai acheté l’appareil. La mission dont il s’était chargé à son époque m’incombe désormais. Seriez-vous choqué ? »
J’étais arrivé à un âge où les perversions n’étonnent plus. D’ailleurs, était-ce vraiment une perversion ? Les grands yeux bleus de Joanna m’interrogeaient avec candeur, au-dessus de tout soupçon.
« Les photographies que vous avez faites, vous, où sont-elles ? »
La belle Portugaise secoua la tête.
« Je ne peux pas vous les montrer. Je trahirais la confiance que des familles en deuil ont placée en moi.
- Vous ne photographiez que ça ? Vous vous êtes spécialisée ?
- Ce n’est pas moi qui me suis spécialisée. C’est l’appareil photo. »
Je restai sans voix. La belle Joanna reprit ses explications.
« Je ne vous demande pas de me croire... laissa-t-elle tomber d’une voix traînante, toujours atone. Cet appareil a le pouvoir d’exprimer le lien qui demeure entre nous et les disparus, qu’ils soient ou non visibles. »
Devant mon silence, elle crut bon d’ajouter :
« Il n’y a pas de frontière entre eux et nous. Les enfers ne sont ni en bas ni en haut ; et les morts nous entourent comme autant d’ombres légères, que nous pouvons ressentir à défaut de les voir. La photographie les révèle.
- Mais comment ?
- J’ignore ce qui a permis ce miracle. Peut-être la volonté du photographe était-elle assez forte pour donner ce pouvoir à son outil fidèle. La lentille est devenue un œil ouvert sur l’autre monde. Quand je photographie ensemble les vivants et les morts d’aujourd’hui, il n’est pas rare que des ombres se joignent à eux.
- Les photos spirites du XIXème siècle étaient des trucages grossiers, objectai-je.
- Je savais que vous ne me croiriez pas. Bien sûr je pourrais vous fournir une preuve mais je redoute votre réaction. »
Je haussai les épaules.
« C’est insensé... Vous êtes pourtant une femme équilibrée, intelligente, exquise...
- Arrêtons-nous là, coupa-t-elle sur un ton de lassitude. Ou bien laissez-moi vous montrer que vous vous trompez. »
J’avais en tête les photographies truquées du XIXème siècle, produites par double exposition des plaques. Je m’attendais à ce que mademoiselle de Sa Carneiro m’en gratifiât. Ça ne correspondait pas à l’idée que je me faisais d’elle, mais ce n’est pas en parlant opéra ou peinture baroque qu’on découvre les névroses d’une personne, surtout lorsqu’elle a des lèvres de rose et des yeux bleu de mer.
« En somme, que va-t-il se passer si vous me photographiez ? lui demandai-je par politesse.
- Peut-être rien, convint-elle. Ou peut-être des disparus se montreront-ils à vos côtés. Ceux que vous avez connus. Ceux que j’ai pris en photo ces dernières années. Ou bien la petite fille au cerceau dont vous avez laissé tomber l’image parce que la mort vous effraie. Quand vous m’avez rencontrée pour la première fois sur un quai de gare, je rentrais d’une maison dont la propriétaire venait de mourir. Ses enfants m’avaient appelée en urgence avant que les pompes funèbres n’arrivent. »
Je n’ai jamais cru que les morts reviennent. Je n’y crois toujours pas. Envisager le contraire détruirait toute ma vie. Malgré moi, je répondis à mademoiselle de Sa Carneiro :
« D’accord. Mais je m’autoriserai à penser le contraire de vous quoi qu’il advienne.
- Je vais préparer mon studio, dit-elle avec douceur. Ayez la bonté de m’attendre. »
J’allai m’asseoir au fond du magasin dans un gros fauteuil club, je sifflotai en regardant le plafond et j’attendis. Bientôt, la belle Joanna me fit passer dans une pièce aménagée comme un salon de photographe ancien, mais avec des projecteurs modernes. Il y avait là une chaise, un guéridon, et en fond un décor peint sur carton qui imitait une porte fenêtre drapée de rideaux; au sol un tapis d’orient.
« Vous avez le sens du détail, lui fis-je observer.
- Il y a une tradition à suivre, objecta-t-elle. J’ai peint le fond pour reconstituer au plus près l’atmosphère des photos anciennes. C’est une question de respect. Vous comprenez ? »
Sur ces mots, son visage disparut derrière l’œil à soufflet de l’antique machine.
« Prenez la pose, assis bien droit, une main sur le guéridon. Ne bougez plus. »
Je restai figé un long moment. Était-ce le temps nécessaire pour les réglages ? Le temps d’impressionner la plaque ? Quand la photographe m’autorisa à me relever, elle m’expliqua encore :
« Je vais faire le tirage cette nuit. Revenez demain, si vous pouvez. »
J’acceptai cette condition tout en me répétant, en mon for intérieur, qu’elle allait truquer l’image. Bien sûr, j’aurais pu insister pour rester. Mais, outre le fait que je me serais heurté peut-être à un refus, j’avais besoin de penser qu’elle allait truquer. Quel qu’il fût, le résultat de cette bizarre expérience ne m’ébranlerait pas tant que je pouvais croire à une imposture.
Je revins le lendemain, à la même heure, l’heure fatale où mademoiselle de Sa Carneiro allait fermer boutique, et nous enclore tous deux dans cette intimité trouble qui n’était pas encore de l’amour, mais déjà une fascination réciproque n’excluant pas la défiance. Sitôt la porte verrouillée elle me tendit une enveloppe.
« Regardez, chuchota-t-elle d’une voix languissante. Il y a bien quelque chose mais je ne sais pas ce que c’est. »
Le tirage noir et blanc sur papier cartonné avait l’air d’une photographie ancienne. J’étais assis, le visage dur, tendu, dans un décor d’un autre âge. Mais ce qui rendait l’image troublante, c’était la bordure de flammes qui encadrait mon portrait. Malgré l’absence de couleur, on devinait l’incendie. La chaise, le guéridon posé devant moi, mon buste raide et mes cheveux n’étaient pas atteints. Mais des flammèches léchaient la peinture du fond et en vrillaient les bords ; le feu montait presque à la hauteur de mon épaule de chaque côté de moi, et l’impassibilité de mon expression, le maniérisme de la pose formaient un contraste grotesque avec l’horreur du brasier qui m’encerclait.
Je m’attendais à beaucoup de choses, mais certainement pas à celle-là. Je ne pus retenir un regard de haine à l’égard de la belle Joanna qui manqua défaillir.
« Qu’est-ce que c’est ? me demanda-t-elle dans un souffle.
- Laissez-moi sortir, réussis-je finalement à articuler.
- Oh, je vous ai fait mal ! » lança-t-elle dans un cri de détresse.
Je crus – à tort ou à raison ? – qu’elle avait poussé le vice jusqu’à fouiller ma vie la plus intime afin d’exercer sur moi son emprise. Je me figurai même, un peu sottement, qu’elle tentait de me faire chanter.
« Ouvrez-moi cette porte » insistai-je en en secouant la poignée.
La belle Portugaise se précipita pour ouvrir mais en évitant de me frôler, comme si elle avait peur d’être battue.
« S’il vous plaît... » gémit-elle au moment où je m’engouffrais dehors. Et ce fut la fin de cette étonnante soirée.
Il fallut plusieurs jours à ma colère pour retomber. Je passai par différentes phases toutes plus pénibles l’une que l’autre. Puis je m’apaisai. Je la crus maladroite plus que calculatrice. Par moments j’étais décidé à la rupture définitive ; à d’autres je regrettais l’impulsion qui m’avait jeté hors de sa boutique et de sa vie. Je ne savais pas si mon désir pour elle m’avait définitivement quitté, ou bien s’il pouvait revenir.
Et puis un soir, après quelques semaines de silence, la belle Joanna me rappela au téléphone. Est-ce que j’attendais cet appel ? J’avais décidé jusqu’au bout de ne rien espérer d’une femme qui aimait à me répéter, du bout de ses lèvres roses : « Jamais je ne serai votre maîtresse ». Dès qu’elle commença à parler, je ne sus plus si c’était un solde de tout compte ou au contraire une relance. Puis, je compris qu’elle cherchait à renouer. Je vous ai déjà dit que j’étais joueur. Je me laissai emporter par le démon du jeu, quelles qu’en fussent les conséquences.
« Pardonnez-moi pour l’autre soir, dit-elle d’une voix haletante. J’ai été sotte, parce que je ne savais pas. Je sais tout maintenant, oh, pardonnez-moi ! Et je n’en suis que plus attachée à vous.
- Je ne vous comprends plus, répliquai-je à la belle égarée.
- J’ai fait une recherche... Vous m’aviez parlé de la ville de votre enfance. Enfin, je sais tout et je vous demande pardon pour vous avoir ramené en mémoire cet horrible drame.
- Non, vous ne savez rien, ripostai-je durement. Mais je peux tout vous raconter, si vraiment ma vie vous intéresse.
- Non, non !
- Oh, mais si. Je crois au contraire que seule la vérité pourra vous guérir : et de vos remords et de votre amour pour moi. Je passerai demain à l’heure de la fermeture. Vous me servirez un verre de porto, vous me passerez un disque de jazz et vous m’écouterez, les cheveux vagues et le regard bien sage.
- Seulement si vous ne m’en voulez plus, répondit-elle.
- On ne peut pas en vouloir à un ange. À demain Joanna. »
Et c’est ainsi que ma relation avec mademoiselle de Sa Carneiro prit un tournant définitif et, si l’on peut dire, fatal.
Le lendemain soir je la trouvai toute palpitante à son comptoir. Il n’y avait plus de client dans sa boutique : elle s’empressa donc de baisser le rideau de fer. Tout de suite, les mots s’entrechoquèrent.
« Je m’excuse... Je n’aurais pas dû... Et pourtant je voudrais vous dire... Toute ma compassion... Oh, je vous aime maintenant que je sais ce que vous avez vécu... »
Je n’eus pas le cynisme de lui dire que les femmes comme elle ont toujours moyen de se faire pardonner. Je retrouvai mon fauteuil club et mademoiselle de Sa Carneiro resta debout devant moi, dolente, ne sachant plus quelle contenance prendre. J’entamai mon exposé en disant :
« Vous vous êtes demandé si j’avais survécu à un incendie, et vous avez entamé une recherche dans les faits divers de ma ville de naissance. C’est si facile de nos jours d’accéder aux archives. Peut-être avez-vous téléphoné à la mairie, ou à un journal local ? À moins que vous n’ayez retrouvé un article en ligne ? Il y a des passionnés qui scannent n’importe quoi.
- Oh, je vois bien que vous m’en voulez ! » s’écria la belle Joanna sur un ton un peu trop dramatique pour être sincère. Je la devinai comédienne : j’aimais mieux ça. « Je vous assure que ce n’était pas de la curiosité mais de l’intérêt pour vous, expliqua-t-elle en frémissant comme une biche. D’ailleurs, je vous estime davantage maintenant que je sais quelles épreuves vous avez surmontées.
- Mais non, vous n’en savez rien, rétorquai-je. Bientôt vous allez comprendre parce que je vais tout vous dire. Vous êtes allée trop loin pour avoir le droit de ne pas savoir. Et puis, je crois que ça vous plaira. »
Elle acquiesça docilement, les yeux fixes et écarquillées. Je précisai :
« J’avais six ans à l’époque. Noël approchait. Mes parents m’ont annoncé qu’ils allaient sortir acheter le sapin. Ils m’ont demandé si je voulais les accompagner. J’ai dit que je préférais rester à la maison avec mon petit frère. Il dormait dans son berceau au rez-de chaussée, dans un coin du salon. Mes parents m’ont fait promettre que je serais bien sage et ils m’ont installé devant la télévision. Je devais regarder les dessins animés jusqu’à leur retour. Vous voyez comme tout est simple, mademoiselle de Sa Carneiro. »
Je pris le temps de l’observer. Depuis longtemps, je soupçonnais en elle un fond de perversité. Je me méfie des femmes qui ont toujours les cheveux propres et les prunelles limpides. Elles descendent de Caïn aussi bien que nous tous. Je repris :
« Dès que mes parents sont partis je suis allé prendre la veilleuse qui éclairait la crèche placée sur le buffet. Mes parents venaient de l’installer le jour même... Une part de moi savait très bien ce qu’il fallait faire. Depuis sa naissance, mon frère accaparait l’attention de tout le monde. J’ai mis le feu aux rideaux et je me suis écarté pour ne pas être atteint par la flamme... Le bébé avait l’habitude de dormir en plein jour, dans le bruit. Rien ne pouvait le réveiller. Je suis sorti de la maison en fermant bien les portes comme on me l’avait appris, et j’ai attendu mes parents au jardin. »
Mademoiselle de Sa Carneiro se recroquevilla contre le comptoir auquel elle s’était adossée pour m’écouter. Je me relevai de mon fauteuil et je m’approchai tout près d’elle. Je lui lançai, goguenard :
« Alors, grande prêtresse de la mort, tu as eu tout ce que tu voulais ? »
Je lui caressai la joue sans qu’elle baissât les yeux. Ses lèvres tremblaient, légèrement entrouvertes. Mais quand je me penchai vers elle pour un baiser, elle s’empara voracement de ma bouche.