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La peur

Rappelez-vous. Allez rechercher dans votre passé ces impressions étranges, ces souvenirs si dérangeants que vous vous êtes ingénié, pendant tant d’années, à faire comme si vous pouviez les oublier. Remontez jusqu’à cette époque où l’enfance n’était pas le temps de l’insouciance et du bonheur – qui a jamais pu y croire ? – mais la période de la vie où l’on ne sait pas encore se boucher les yeux et les oreilles. Rappelez-vous ces nuits, toutes les nuits peut-être, où vous avez compris ce qu’était la peur.

Votre mère vous a raconté une histoire, assise au bord du lit, à la lumière de la lampe de chevet qui laisse dans l’ombre la partie de la chambre où votre petit frère dort déjà. Avant même qu’elle ne vous ait quitté, vous ressentez l’angoisse diffuse que fait naître en vous l’idée de nuit. Vous aimeriez la retenir plus longtemps avec vous tandis que de son côté, elle devine votre intention et cherche déjà à la déjouer. Bientôt elle manifestera son impatience si vous réclamez encore un baiser, encore un câlin, encore une page du livre. Elle va vous dire comme les autres soirs :

« Laisse-moi, je dois faire la vaisselle avant de me coucher »

Ou bien

« Tu te comportes comme un bébé : ce sont les petits qui ont peur de la nuit. »

Mais vous savez, vous, combien c’est faux. Les bébés n’ont pas peur de la nuit parce qu’ils ne la voient pas, ils ne la sentent pas, ils ne l’entendent pas chuchoter à leur oreille des mots inexplicables. Elle ne vibre pas pour eux de présences qui les empêchent de dormir.  D’ailleurs, le ronflement léger qui s’élève du lit de votre petit frère ne peut en rien vous rassurer ni vous tenir compagnie : malgré lui, vous êtes seul, bel et bien seul dans la chambre dès lors que votre mère vous quitte.

Ce soir elle a promis de laisser la veilleuse ; mais vous savez que tôt ou tard, le programmateur coupera l’éclairage bienfaisant qui seul peut repousser les présences invisibles. D’ailleurs les coins de la chambre restés dans l’ombre constituent déjà une menace. Si, malgré vous, vous tournez la tête pour essayer de scruter l’obscurité, vous devinerez de très légers frémissements dans la matière inerte : le cheval à bascule n’est pas tout à fait immobile, il se balance doucement, d’une façon presque imperceptible, assez discrète pour tromper votre mère si pressée.

Vous avez donc décidé de garder vos yeux tournés vers une zone éclairée, pour ne pas vous faire peur. Vous êtes allongé sur le dos et vous fixez le plafond. Mais très vite le doute vous assaille, les questions fusent dans votre tête : que se passe-t-il dans la partie de la chambre que vous laissez sans surveillance, celle qui échappe à votre vigilance ? Ne pas voir est encore pire que de regarder. Alors, peu à peu, vous vous obligez à tourner la tête, avec lenteur, comme si vous aviez la nuque raide et douloureuse.

Vous pensez que votre regard a le pouvoir de contenir les présences malveillantes à la frontière du visible. Tant que votre attention pèse sur elles, elles se retiennent, elles n’osent pas envahir la chambre. La lumière aussi les repousse, comme le feu d’un campement éloigne les animaux sauvages. Une longue nuit de veille vous attend, une de plus. Vous êtes le guetteur des ténèbres. Mais peu à peu la peur se relâche, l’étau se desserre autour de vous. Vous allez peut-être pouvoir dormir malgré tout, comme les autres nuits, dans la posture de la sentinelle prête à se réveiller au moindre bruit, dans le cercle protecteur de  lumière qui traverse vos paupières closes.

C’est à ce moment-là que le minuteur coupe l’éclairage. Vous sursautez. Vous ouvrez grands les yeux et vous ne distinguez d’abord rien. La peur est telle que vous ne parvenez pas à crier. Vous entendez battre votre cœur. Un frisson creuse votre ventre. Vous avez déjà connu ces sensations et pourtant l’horreur n’en diminue pas. Avant d’appeler vous avez juste le temps de vous remémorer la colère de votre mère, quand elle est obligée de revenir dans votre chambre. Ce souvenir désagréable retient, à l’ultime seconde, le hurlement au bord de vos lèvres. Les adultes ne comprennent jamais rien – vous le savez encore mieux maintenant que vous avez grandi, et appris à dissimuler votre peur.

 

 

J’ai longtemps réprimé ma peur du noir. Devenu adolescent, je me suis convaincu que seules s’avouaient les craintes qui ont une justification matérielle, et qu’il fallait obstinément nier toutes les autres. Mais parfois, au cours de notre vie, nous retrouvons cette terreur primale, intacte malgré les années, et nous redevenons un petit garçon épouvanté face à l’horreur pure.

 

 

Mon ami Franck m’adressa un jour une demande un peu étrange. Il m’expliqua qu’il avait besoin d’aide pour récupérer des affaires dans la maison de sa grand-mère qui venait de mourir. Aucun membre de sa famille ne voulait lui rendre ce douloureux service. Il s’agissait de faire avec lui un voyage de 500 kilomètres, de l’accompagner dans la demeure de la morte, puis de passer la nuit à l’hôtel et de rentrer le lendemain.

« Je louerai un utilitaire pour qu’on puisse ramener quelques objets, me précisa-t-il. Bien entendu je paierai l’hébergement et les repas. Je ferai une réservation dans un petit hôtel sympa à proximité du village. »

Je m’arrangeai pour me rendre disponible le week-end suivant ; si bien que le samedi matin, Franck vint me chercher au pied de mon immeuble au volant d’une fourgonnette. C’était le début de l’hiver et dans l’est de la France, là où nous nous rendions, il commençait à faire un froid très vif.

Il n’y avait pas beaucoup de monde sur l’autoroute ; fatigué par ma semaine de travail, je m’assoupis assez vite sur mon siège passager. Vers neuf heures, nous bûmes un café ensemble sur une aire de repos, puis je proposai à Franck de le relayer pour conduire. Il accepta volontiers. Plusieurs heures s’écoulèrent sans que nous échangions autre chose que des banalités. Je devinais bien quelque chose d’anormal dans la situation : Franck avait un père et un frère qui auraient dû se trouver à ma place. Mais je ne voulais pas brusquer mon ami ni forcer ses confidences.

A la sortie de l’autoroute, nous rejoignîmes d’abord l’hôtel où nous allions faire étape : un petit établissement faisant partie d’une chaîne d’hôtellerie bon marché. Comme il était près de 13 heures, nous commençâmes par déjeuner dans la salle du restaurant. Le repas fut savoureux et sans prétentions.  Puis nous montâmes nos bagages dans nos chambres. Tout y était simple mais très propre.

Pour ma part, je me sentais plutôt détendu et de bonne humeur. Par contre, Franck me paraissait de plus en plus soucieux à mesure que le moment de rejoindre la maison approchait. Quand nous remontâmes dans la fourgonnette pour gagner le village où sa grand-mère était morte, Franck se décida enfin à parler.

« Nous sommes à près de vingt kilomètres de la maison, m’annonça-t-il d’un air sombre. Je n’ai pas trouvé d’auberge plus près parce que tout le secteur est désert. Il n’y a que des champs, des champs et des bois, et des villages à moitié abandonnés. Tu vas voir, ça n’est pas drôle.

- Ne t’inquiète pas, je ne m’attends pas à faire du tourisme.

- Il faut aussi que je te dise pourquoi tu es là. Après tout, tu as le droit de savoir, et même de refuser si tu ne te sens pas le courage de m’accompagner. »

Sans être un intime, je connaissais assez bien Franck. Nous avions souvent bu des bières ensemble en regardant des matchs de foot ; mais nous ne nous étions pas vraiment fait de confidences sur nos familles respectives.

Franck m’expliqua donc que son père refusait catégoriquement de retourner dans la maison de ses parents car il y avait subi d’épouvantables abus, sexuels et psychologiques, durant toute son enfance.

« On croit toujours que les femmes sont des victimes, m’expliqua Franck les dents serrées. Mon grand-père était juste un abruti et un vicieux. Il n’aurait jamais eu idée d’exploiter son fils et surtout il n’aurait pas été capable d’échapper aussi longtemps à la justice si ma grand-mère ne l’avait pas encouragé et surtout protégé. C’est elle qui changeait mon père d’école presque tous les ans, pour l’empêcher de se faire des amis et surtout pour éviter que d’autres adultes s’attachent à lui. Elle savait où cogner pour que l’institutrice ne s’aperçoive de rien. Elle connaissait les grands notables pédophiles à qui elle pouvait proposer mon père en échange de services. Et surtout… Surtout, elle savait comment briser la résistance de sa victime en lui ôtant toute estime d’elle-même.

Quand elle a eu un deuxième fils, dix ans après la naissance de mon père, elle s’est montrée encore plus perverse. Pour son fils cadet elle avait toutes les douceurs, toutes les tendresses. Et très vite, mon père s’est aperçu qu’il avait un ennemi supplémentaire à la maison. La vieille montait les deux frères l’un contre l’autre… Bref, quand mon père a eu 18 ans, il s’est enfui. Il a dormi dans la rue pendant quelque temps. Ma mère a été pour lui une bouée de sauvetage. Elle l’a reconstruit.

Quand je suis né le cauchemar a repris pour un temps. Mon grand-père était mort mais la vieille voulait me voir car j’étais son seul petit-fils. Mon oncle a alors entamé un rapprochement avec mon père. Il a fait semblant de vouloir renouer avec lui. Et puis, dès qu’il l’a pu, il m’a emmené voir la vieille. Mon père était méfiant. Il hésitait à me laisser entre les mains de son propre frère. Mon oncle a attendu un peu. Quand j’ai eu 4 ou 5 ans, il a commencé à m’emmener là-bas… Une fois de temps en temps, et surtout il me demandait de garder le secret. Il faisait des mystères, et il me couvrait de bonbons ensuite… Je ne savais pas qui était cette femme. Je la voyais toujours assise dans sa cuisine, la première pièce à droite en entrant dans la maison… D’ailleurs je ne connais rien d’autre de cette bâtisse. Mon oncle me faisait toujours asseoir à la table de la cuisine, dos à la fenêtre, et cette vieille femme bizarre me regardait… »

Cette confession me sidéra. Inquiet de mon silence, Franck se tourna vers moi pour me demander :

« Je te choque ?

- Non, pas toi ! Est-ce qu’elle t’a fait du mal ?

- Pas vraiment. Quand j’ai eu 8 ou 9 ans, j’ai fini par comprendre qu’elle était dangereuse. Quand mon oncle m’amenait chez elle, elle commençait par me faire parler de l’école, elle m’interrogeait gentiment. Et ensuite elle m’expliquait d’une voix douce que mes parents étaient des gens abominables, qu’ils l’avaient maltraitée et abandonnée, qu’ils disaient des horreurs sur elle et qu’ils voulaient la priver de ma compagnie juste par cruauté, parce qu’ils savaient combien elle m’aimait et avait besoin de moi… »

J’étais abasourdi. Après un long moment d’hésitation, je finis par demander à Franck :

« Comment ça s’est terminé ?

- J’ai fini par tout dire à mes parents qui sont entrés dans une colère folle contre elle et contre mon oncle. Et puis, peu de temps après, mon oncle est mort dans un accident de moto. La vieille s’est retrouvée seule et bien seule, pendant des dizaines d’années. Elle a essayé d’inquiéter mes parents en exigeant une pension alimentaire ou un droit de visite auprès de moi. Elle leur a fait un chantage au procès public. Mes parents ont réussi à lui retourner ses propres menaces et ils ont déménagé loin d’elle. Je ne sais pas si elle s’est résignée, à la fin. Elle a dû dire à tout le département que nous étions des salauds. Quand une petite vieille meurt abandonnée de tous, il lui faudrait toujours commencer par se demander ce qu’elle a bien pu faire pour mériter ça… »

Nous continuâmes le trajet dans un silence lourd. Pour le rompre je proposai à Franck d’écouter un peu de musique ; il accepta. Au moment d’entrer dans le village il me dit :

« Tu vois, ce qui est pénible, c’est de devoir chercher la clé chez le voisin.

- Je comprends Franck.

- Elle manipulait tout le monde. Elle a dû faire croire à ses voisins que nous étions des ordures. Tu n’as jamais entendu sa voix. Elle avait une petite voix douce, mielleuse, elle parlait en penchant la tête. Comme quand elle me disait que mon père la frappait et qu’il se faisait renvoyer de toutes ses écoles parce qu’il harcelait ses camarades. »

Franck se gara sur le bas-côté de la route et me désigna une grande maison grise et plate, faite de pierres rectangulaires étroitement jointoyées.

« C’est là qu’on va » me précisa-t-il.

Face à nous, la bâtisse formait un cube hostile. Même en été la propriété devait garder un air d’abandon avec sa grille et ses volets rouillés. Mais en hiver c’était encore pire. Les arbres n’avaient pas été taillés depuis des décennies. Leurs branches s’emmêlaient et s’effondraient jusque par terre. Ceux qui étaient déjà morts pourrissaient debout dans les hautes herbes. Il n’y avait plus de pelouse, mais une sorte de prairie démente parsemée de détritus : bidons rouillés, vieilles jantes de voiture, morceaux de poutres. Et devant la maison, un peu de côté, se trouvait garée une antique Renault 4L.

La propriété du voisin de droite était à peine mieux entretenue. Franck dut sonner longtemps au portillon du jardin pour faire apparaître sur le seuil de la maison  un petit vieillard aux yeux de batracien et au crâne dégarni, qui cligna des paupières comme si la maigre lumière d’hiver l’éblouissait.

« Bonjour, lui dit Franck, c’est moi qui vous ai téléphoné pour venir chercher la clé. Vous savez, le notaire m’a donné votre numéro…

- Ah oui, je vais vous ramener ça messieurs », répondit le vieil homme qui rentra aussitôt dans son trou en nous laissant attendre sur le trottoir.

De longues minutes s’écoulèrent. Puis l’étrange personnage réapparut et marcha jusqu’à la grille de son jardin, à tout petits pas traînants.

« Ah, ça fait bien de la peine que Mme V… soit partie, dit-il en nous regardant avec une curiosité mal déguisée. C’était une brave femme. Vous n’habitez pas la région ?

- Plus maintenant, répondit Franck en grimaçant.

- Oui, je me disais bien que vous deviez habiter loin. Elle ne recevait jamais personne, la malheureuse. Elle venait juste me voir une fois par semaine pour jouer aux cartes.

- J’ai prévenu un brocanteur qui viendra vider toute la maison.

- C’est moi qui l’ai trouvée morte vous savez. La pauvre femme n’ouvrait pas ses volets tous les jours, alors je ne me suis pas inquiété tout de suite, mais quand elle n’est pas venue jouer aux cartes avec moi, j’ai compris… Son téléphone ne marchait plus. Il était en panne depuis longtemps. C’est dangereux ça, vous savez. Comme j’avais un double de sa clé j’ai voulu entrer. Je l’ai appelée d’abord, et puis comme ça ne répondait pas j’ai demandé à la gendarmerie de venir. C’est eux qui l’ont trouvée dans son lit, morte depuis plusieurs jours.

- Oui oui, interrompit Franck agacé, les pompes funèbres m’ont tout expliqué.

- Peut-être même depuis une semaine. Le médecin dit qu’il ne sait pas de quoi elle est morte. Elle avait été malade plusieurs années avant, vous le savez ? »

Franck cachait à grand peine son exaspération. L’irritant vieillard, qui tenait encore le trousseau de clés à la main, nous dévisageait derrière ses petits cils blancs à demi-baissés.

« Elle me répétait toujours : Ernest, je ne suis pas pressée de partir. Je ne veux pas mourir. Je veux rester ici, chez moi. Mais ils l’ont emportée quand même. Dans une bâche en plastique. Ce ne sont pas les gendarmes qui l’ont emmenée, ils ne voulaient pas s’en occuper eux-mêmes. Les gens des pompes funèbres n’étaient pas contents d’être dérangés le dimanche. Il faut que vous le sachiez.»

Franck avança la main entre les barreaux de la grille, paume ouverte. Non sans regret, avec lenteur, le vieil homme y laissa tomber les clés.

« C’est dommage que vous n’ayez pas assisté à la cérémonie, ajouta-t-il pour nous retenir encore un peu. Même si c’était très court. Il n’y avait pas de célébration religieuse. C’est moi qui ai bien dit aux pompes funèbres qu’il n’en fallait pas. Elle haïssait les églises. Je ne sais pas pourquoi.

- Et moi je sais pourquoi, conclut rageusement Franck. Je vous remercie beaucoup et passez une bonne journée. »

Malgré ce congédiement le petit vieillard ne fit pas mine de rentrer chez lui. Il resta debout à la grille, immobile, et il nous regarda ouvrir le portail de la morte puis pénétrer dans son jardin. Il nous fixait encore des yeux en silence au moment où nous entrâmes dans la demeure. J’échangeai un sourire de connivence avec Frank : nous étions bien décidés à ne pas nous laisser impressionner.

Et c’est ainsi que nous découvrîmes l’entrée de la maison. Devant nous s’ouvrait un très long couloir sombre ; tout au bout, une fenêtre aux volets clos. Nous ne distinguâmes d’abord que les deux premiers mètres du corridor : une porte à gauche, une porte à droite et juste derrière une large patère encombrée de manteaux. Franck chercha à tâtons l’interrupteur. Il laissa échapper un juron en recevant une décharge électrique dans la main.

« Putain de vieux bouton en laiton, grommela-t-il. Il y a doit y avoir un fil dénudé dedans. »

Je m’empressai de refermer la porte derrière nous pour empêcher le voisin de nous espionner plus longtemps. Et aussitôt, une odeur de sépulcre nous sauta au visage. Ça sentait le rance, le moisi, la poussière et l’humidité. La mort ne remontait qu’à quelques semaines, mais la maison n’avait pas dû être aérée depuis des mois.

Franck me désigna du doigt les manteaux accrochés au mur et les nombreuses paires de chaussures entassées en vrac par terre.

« Quel bordel. On dirait même qu’il y a encore les blousons de mon oncle. »

En avançant dans l’entrée, nous découvrîmes une pile de cartons laissés à même le sol. Franck en sortit des bocaux de fruits au sirop.

« Qu’est-ce que c’est que ça, grommela-t-il. Périmé en 2018. Abricots au jus. Et là… du confit de canard. Plus vieux dis donc. Périmé en 2016. »

Je me mis à compter :

« Huit cartons pleins. Et là, à ton avis, qu’est-ce qu’on va trouver ? »

Je lui montrai un buffet caché derrière les caisses. Franck s’agenouilla devant le meuble pour en explorer le contenu.

« Boîtes à sucre » dit-il en me montrant l’intérieur d’une boîte en fer blanc où les morceaux de sucre, fondus depuis longtemps, formaient une sorte de bloc jaunâtre. Et il tira des rayonnages des pots de thé, de café et de chicorée pleins de résidus innommables, qui n’avaient pas dû être ouverts depuis trente ou quarante ans.

« Arrête-toi là, lui conseillai-je, ça ne sert à rien. Tout est dégueulasse. »

En se relevant Franck constata que son pantalon était couvert de traînées grises.

« Même le sol est sale, ricana-t-il. Elle n’a rien dû nettoyer depuis la mort de son fils. »

Nous ouvrîmes alors les pièces du fond : le salon à gauche, la salle à manger à droite. Le salon était encombré de magazines, empilés par terre, qui laissaient à peine la place de circuler entre les meubles. Un grand piano droit défoncé occupait un pan de mur. Les deux banquettes et les deux fauteuils de style Napoléon III étaient couverts de taches et déchirés. Des coussins de soie moisis agrémentaient les sièges.

« Ce n’est pas possible… » laissai-je échapper.

Frank ramassa négligemment des revues qui traînaient :

« Le chasseur français 1982. Rustica 1994. Je crois que mon connard de grand-père était chasseur. Après tout il aimait torturer. Allons voir ce qu’il y a en face. »

Dans la salle à manger, nous éprouvâmes le même choc. Cette fois, c’étaient des sacs plastiques remplis de linge de table qui encombraient la pièce : des centaines de serviettes, de torchons, de tabliers, froissés et jaunis alors même qu’ils n’avaient jamais servi et conservaient encore leurs étiquettes.

« Lin des Vosges ! » proclama triomphalement mon ami en me lançant un torchon à carreaux. « Mais attention, voici le clou du spectacle ».

A ces mots, il ramassa sous la table à manger un grand saladier plastique rempli de pièces de 50 centimes. Quant à moi, je lui fis voir un bol posé sur une desserte de bois sculpté Henri II : le récipient débordait de pièces d’un euro.

« Bien, très bien, conclut Franck. Ça va faire mon bonheur pour me garer. Comment tu interprètes ça ?

- Pour survivre, il faut de la nourriture et de l’argent.

- Condition nécessaire mais pas suffisante. Elle ne voulait pas mourir. Elle faisait donc des réserves de tout. Mais elle a cassé sa pipe quand même. »

Nous ressortîmes dans le couloir et nous explorâmes de la même manière le petit cabinet de toilette niché sous l’escalier, le vaste bureau meublé Art Déco qui servait de cimetière aux appareils ménagers – yaourtières, aspirateurs et hachoirs à viande protohistoriques – avant de pénétrer finalement dans la cuisine. Nous butâmes contre des jerricanes de plastique transparent qui, vérification faite, contenaient de l’alcool de prune sans doute distillé au village à la sauvette.

« Pouah, me dit Franck en reniflant la gnôle. Si j’avais du courage, je m’en servirais pour arroser la pièce et y foutre le feu. C’est la seule façon intelligente de s’en servir. »

L’intérieur de la cuisine semblait s’être figé soixante ans auparavant. La cuisinière était étonnante : je n’en avais encore jamais vu d’aussi ancienne en service. Le frigo, bien que d’un modèle désuet, paraissait presque moderne à côté. Et bien sûr, comme tout le reste, la pièce était sombre et crasseuse ; l’évier rempli de vaisselle sale. Franck resta debout devant la table et passa le bord de son ongle sur la toile cirée gluante, méditatif :

« C’est là que je m’asseyais, murmura-t-il. Elle était installée en face de moi, et de ma place je voyais derrière son dos le gros tuyau coudé de la cuisinière. Elle poussait vers moi une assiette de biscuits. Je crois que c’était moins sale à l’époque, qu’elle faisait encore  un peu attention. Elle était terriblement gentille avec  moi, tu sais.

- Peut-être qu’elle t’aimait quand même.

- Non. Il ne faut pas croire ça… »

J’ouvris la porte d’un placard, d’une sorte d’arrière-cuisine plutôt, et j’en sortis un seau et une serpillère.

« J’ai bien envie de nettoyer un peu avant qu’on s’y mette, proposai-je à Frank. Histoire que ce soit moins désagréable pour nous, qu’on puisse bouger sans avoir peur de s’en foutre partout.

- Je ne peux pas te demander un tel service…

- Mais si. Tu es là pour trier des affaires et je ne pourrai te servir à rien. Laisse-moi faire la seule chose qui puisse t’aider.

- D’accord, acquiesça mon ami. D’accord. »

Avant d’entamer le nettoyage j’accompagnai Franck dans son tour du propriétaire. Nous trouvâmes la porte de la cave cachée sous l’escalier, à côté des toilettes. En y descendant, sous la lumière falote d’une ampoule couverte de chiures de mouches et de poussière, nous passâmes devant un tableau électrique qui nous fit ricaner nerveusement : c’était encore un tableau à plombs ! En bas, nous trouvâmes un vaste cellier voûté et le local technique de la chaudière. Et là, pour la première fois de ma vie, je découvris une cave à vin où toutes les  bouteilles étaient stockées debout.

« Misère de misère ! » s’exclama Franck en ramassant par terre une bouteille de champagne qui ne paraissait pas trop vieille. « La minute de vérité ».

Franck déboucha le champagne et s’empressa d’en boire une gorgée au goulot, avant de le recracher en grimaçant.

« Quelle conne. Tout le vin est foutu. Si les bouteilles ne sont pas couchées les bouchons se dessèchent. »

Par acquit de conscience j’ouvris une bouteille de crémant et je la goûtai de la même manière. Elle était imbuvable.

« A la rigueur, il y a peut-être encore quelques bouteilles consommables si elles ont été achetées récemment mais comment savoir, dans ce bordel ? » s’impatienta Frank en me désignant, impuissant, les centaines de bouteilles posées à même le sol de tous les côtés, tandis que les casiers métalliques alignés contre les murs restaient vides.

« Remontons » suggérai-je pour mettre fin à ce pénible moment.

Il nous restait à explorer les chambres et le grenier. Au moment où nous parvenions sur le palier du premier étage, nous entendîmes une porte claquer en bas. Frank sursauta violemment.

« Un courant d’air sans doute » conclut-il.

La maison était vraiment très grande, et le premier étage était plus vaste que le rez-de-chaussée puisqu’il s’étendait aussi au-dessus de la grange qui flanquait l’habitation principale. Il y avait six chambres, certaines ouvrant sur un cabinet de toilette ou un grand placard. Celle de la morte était facilement repérable. Les draps du lit étaient restés défaits, des couvertures arrachées traînaient par terre, et des boîtes de médicaments encombraient la table de chevet. Mais le pire de tout, c’était une odeur de vomi qui prenait à la gorge dès le seuil de la pièce. Comme partout ailleurs dans la maison, des bocaux de conserve jonchaient le sol dans le plus grand désordre. D’un commun accord, nous refermâmes la porte sans chercher à en voir davantage.

Les autres chambres étaient abandonnées depuis très longtemps et la plupart servaient de lieu de stockage. L’une d’elles était remplie presque jusqu’au plafond de papier toilette ; une autre contenait des centaines de livres répandus par terre. Il était difficile de circuler tant l’espace était bouché. Quant aux salles de bains, elles n’étaient plus entretenues depuis longtemps. Quand j’essayai d’ouvrir une armoire je m’aperçus qu’elle était remplie de vêtements anciens mités, poussiéreux, puant la vieille sueur, qu’il était même impossible de donner. Et cette masse de détritus paraissait sans fin. L’évacuer serait un travail d’Hercule.

Au bout du couloir, une porte ouvrait sur l’escalier très raide qui montait au grenier. Cette dernière salle était garnie de détritus encore plus anciens que ce que contenaient toutes les autres pièces de la maison. Dans un coin les malles s’empilaient jusqu’à atteindre les poutres de la charpente ; des vieux meubles défoncés, réduits à l’état de débris informes, voisinaient avec des broches de cuisine, des pièces de harnais, des outils agricoles remontant à quatre générations. Mais le plus dérisoire de tout était la cuvette de WC ancienne, encore munie d’une lunette en bois, qui nous accueillit en haut des marches

« Nous n’allons pas y passer des heures, me dit Franck. Mon père m’a confié deux missions : récupérer les papiers de famille pour les classer ou les détruire. Et ramasser éventuellement quelques objets de valeur pour pouvoir les revendre. Le brocanteur qui videra la maison ne nous donnera pas d’argent. Il prendra tout et il essaiera d’y trouver un bénéfice, mais nous ça ne nous rapportera rien. Quant à la maison, tu vois qu’elle est en très mauvais état. Elle intéresse un agriculteur du coin mais vu l’ampleur des travaux à accomplir il ne pourra pas l’acheter bien cher. On lui fera un prix symbolique. »

Nous décidâmes donc de nous partager les tâches. Pendant que j’allais nettoyer un peu le rez-de-chaussée afin de le rendre praticable, Frank s’occuperait de fouiller les secrétaires et les bureaux à la recherche de documents.

Je compris que s’il m’avait demandé de venir, c’était surtout pour lui tenir compagnie et lui apporter un réconfort moral. Si j’avais été seul, la maison m’aurait paru effrayante. Nous avions renoncé à ouvrir les volets, à la fois pour aller plus vite et pour échapper aux regards des voisins, si bien que j’avais l’impression de m’agiter au fond d’un caveau. La seule différence avec un sépulcre était la température. Il faisait chaud, étonnamment chaud pour une maison ancienne aussi vaste et mal isolée, que personne n’habitait plus depuis des semaines. Avant de mourir, la vieille avait dû régler la température au maximum. Très vite je dus retirer ma veste, mon pull, et je me mis au travail en simple T-shirt. J’allai chercher dans la fourgonnette un rouleau de sacs poubelles, non pour débarrasser toute la maison, ce qui aurait été insensé de ma part, mais pour évacuer le plus gênant.

Je commençai par la cuisine : je nettoyai rapidement la vaisselle qui traînait dans l’évier, je vérifiai que rien ne suintait dans les placards, puis j’eus l’idée désastreuse de vider le réfrigérateur. Ce que je n’aurais pas dû faire. Mais je manquais un peu d’expérience…

Dès que la porte du réfrigérateur fut ouverte, une sorte de jus noir, épais et nauséabond ruissela à mes pieds. Des morceaux de viande emballés dans du papier brun, simplement posés sur les clayettes, se décomposaient depuis plusieurs semaines…

Instantanément, l’odeur de la charogne se répandit dans la cuisine. Suffoqué, je voulus évacuer le contenu du réfrigérateur dans le sac poubelle pour m’en débarrasser au plus vite. Ce fut ma seconde erreur. Tandis que je cherchais un emballage qui puisse me servir de gant pour attraper la viande décomposée, la puanteur eut tout le temps de se diffuser dans la pièce. Et quand, enfin, j’eus vidé le réfrigérateur et refermé le sac poubelle, il y avait une flaque ignoble répandue sur le carrelage…

J’ouvris, non sans mal, la fenêtre et les volets de la cuisine, je lançai le sac dans le jardin, et j’entrepris de passer la serpillère. Mais ce fut encore pire. Tous mes efforts ne parvenaient qu’à répandre davantage l’immonde odeur…

Découragé, je me débarrassai de la serpillère dans un autre sac poubelle, je refermai la fenêtre de la cuisine et je ressortis dans le couloir avec mon seau et mon balai. Franck qui se doutait de quelque chose vint à ma rencontre et je lui expliquai ce qui s’était produit.

« Ça n’est pas grave, me dit-il en me posant la main sur l’épaule. On va condamner la pièce. De toute façon, je ne pense pas avoir besoin d’y retourner. Ça n’est pas là que je vais trouver ce que je cherche.

- De ton côté, est-ce que les choses se passent bien ?

- Oui et non. J’ai mis la main sur ses dossiers bancaires. Je n’ai pas le temps de les examiner en détail alors j’emporte tout. On triera plus tard. Mais il me manque encore beaucoup de documents. Mon père m’a demandé de brûler toutes les photographies. Il faudrait aussi que je retrouve les titres de propriété, les assurances. On doit mettre un terme à tous les contrats et clôturer les comptes. Un autre problème qui me chiffonne c’est l’électricité. Cette maison a été électrifiée vers 1920 par mes arrière-grands-parents. A vue de nez les interrupteurs et les prises sont d’époque : il y a des petits courts-circuits partout. Et puis le chauffage… Si ça chauffe comme ça tout l’hiver on va payer une fortune. J’aimerais bien retrouver le contrat d’entretien de la chaudière s’il y en a un, pour qu’un technicien arrête l’installation proprement et sans danger. Il faut aussi que je retrouve le fournisseur de gaz… Là j’ai fouillé le bureau, mais il me reste à voir le petit secrétaire qui se trouve dans le salon. Et si ça ne s’y trouve pas, ma foi… Et bien je ne sais pas ce que je vais faire. Je vais téléphoner partout pour trouver chez qui elle avait ses contrats.

- Ecoute, lui proposai-je imprudemment, si tu veux je peux jeter un coup d’œil dans les chambres pendant ce temps, et bien sûr continuer à nettoyer un peu. »

Franck m’approuva. Il retourna à son travail tandis que de mon côté je montais au premier étage.

Là-haut, je commençai par repousser d’un seul côté du mur les marchandises qui encombraient le couloir. Rouleaux d’essuie-tout, bouteilles d’huile, jerricanes de prune et bocaux divers se retrouvèrent alignés entre les portes des chambres. Puis je recherchai un lavabo pour remplir ma bassine. A l’étage, encore plus qu’au rez-de-chaussée, l’atmosphère était angoissante. Même s’il faisait jour au-dehors, l’intérieur de la maison restait plongé dans une atmosphère nocturne derrière ses volets clos. J’étais bien certain que nous étions seuls dans la demeure ; pourtant il me semblait qu’on m’observait et je sursautais au moindre bruit. Dans le corridor, j’étais mal à l’aise ; mais lorsque j’entrais dans une des chambres sans la présence de Franck, le sentiment d’oppression devenait intolérable.

Je dus ouvrir trois ou quatre portes avant de trouver une salle de bains où les robinets fonctionnaient ; pour cela, il me fallut traverser plusieurs chambres. Malgré moi mes mouvements se faisaient saccadés : mes mains tremblaient pour tourner les poignées, et au lieu de marcher je bondissais tant j’avais hâte de ressortir…

Je retrouvais une sensation d’effroi que je n’avais plus éprouvée depuis mon enfance ; quand j’étais petit garçon et que je scrutais l’obscurité depuis mon lit, sans réussir à dormir… Je surveillais les objets de ma chambre avec la terreur de voir apparaître au milieu d’eux le monstre innommable, tapi dans l’ombre, qui me tirerait dans une autre dimension cauchemardesque, dans un enfer d’autant plus horrible que je ne parvenais même pas à l’imaginer…

Sitôt revenu dans le corridor avec mon seau, je me sentis inexplicablement mieux. C’était si idiot que je n’aurais jamais osé l’expliquer à Franck, mais j’avais l’impression que quelque chose de maléfique se cachait dans les chambres. J’entrepris donc de passer le balai à franges sur le plancher du couloir. Pour me donner une contenance, je sifflotai. Mais très vite, le sentiment de malaise revint. Je ne pouvais pas m’empêcher de surveiller les portes, de vérifier qu’aucune d’entre elles n’avait commencé à s’entrebâiller, surtout celles auxquelles je tournais le dos…

Je compris que je n’aurais jamais le courage d’explorer seul les pièces du premier étage comme je l’avais proposé à Franck. Aussi, après avoir lavé le palier, je décidai de redescendre pour ranger et nettoyer de la même façon le couloir du rez-de-chaussée.

Tandis que je mettais un peu d’ordre, Franck continua à fouiller les tiroirs. Nous étions suffisamment près l’un de l’autre pour parler. A plusieurs reprises, il me sembla entendre des voix au-dessus de nous mais je préférai les ignorer en me disant qu’il s’agissait sûrement de personnes passant dans la rue. Puis, Franck me demanda conseil pour choisir quelques objets à emporter. Nous nous mîmes d’accord pour prendre quelques tableaux, des barbotines et un peu de linge de table.

« Tout ce que tu veux est à toi, me proposa mon ami. Il faut que toi aussi tu y trouves ton compte. »

Mais je secouai la tête.

« Oh non, je ne veux rien garder de ce qui est ici. Il me semble que ça me porterait… euh…

- Tu peux le dire. Malheur, hein ? »

Nous retournâmes ensemble dans les chambres mais en compagnie de Franck l’essentiel de mon angoisse se dissipait ; exactement comme quand j’étais enfant et que la présence de ma mère, assise au bout de mon lit, écartait les monstres qui guettaient mon sommeil. J’aurais presque ri de mes frayeurs et je faillis les avouer à Franck.

Dans le tiroir d’une table de nuit nous retrouvâmes des bijoux anciens, mêlés à des vieux peignes et à des dentiers. Nous en remplîmes nos poches comme des voleurs. Franck décrocha encore des murs quelques petites aquarelles, puis il décida qu’il était temps de partir. Il était près de 8 heures du soir ; l’après-midi s’était écoulée très vite.

Nous chargeâmes à l’arrière de la fourgonnette les quelques objets que nous emportions, emballés dans du papier bulle dont Franck avait acheté par précaution un grand rouleau. Les paperasses diverses furent jetées en vrac dans un sac poubelle. Quant aux quelques photos que Franck avait retrouvées, elles furent brûlées à l’arrière de la maison, sur une terrasse, et les cendres dispersées au vent d’hiver.

Nous étions fourbus, mais d’une certaine manière satisfaits : nous en avions fini avec cette épouvantable corvée et une soirée de détente nous attendait.

« Après dîner, m’annonça Franck en se mettant au volant, je boirai trois whiskies au bar de l’hôtel. Je mérite bien ça.

- Et on se lèvera à 10 heures, ajoutai-je en riant. On n’est pas obligés de se presser pour rentrer. »

Il est très agréable de conduire de nuit quand on sait qu’au bout de la route, on sera accueilli ; qu’il y aura de la lumière, de la chaleur, une belle chambre et un repas raffiné … La petite route de campagne que nous suivions m’apparaissait, à cet instant précis, comme le chemin délicieux de la délivrance. Et cette route semblait même n’avoir pas de fin. Nous roulions, roulions, sans croiser d’autre voiture, sans rencontrer les lumières de l’hôtel. Bien sûr, la nuit, toutes les distances sont faussées. Pourtant, au bout d’un moment, le doute s’installa dans l’esprit de Franck.

« C’est bizarre, me dit-il, je ne vois toujours pas l’hôtel, est-ce qu’on ne l’aurait pas dépassé ? »

Mes yeux se tournèrent vers la carte du GPS.

« On l’a dépassé et on ne l’a pas vu, demi-tour » répondis-je à mon ami.

Un peu plus loin, un chemin de terre nous permit de faire la manœuvre et nous repartîmes en sens inverse à très petite vitesse.

En scrutant les ténèbres nous découvrîmes l’entrée du parking plongée dans le noir. Aucun lampadaire n’était allumé. Aucun spot n’éclairait la façade du bâtiment et il n’y avait pas de lumière derrière les fenêtres.

« Ça n’est pas normal, grinça Franck entre ses dents, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? »

Il se gara à la diable et nous descendîmes rapidement du véhicule, à la clarté de la lune. La porte de la réception était entrouverte ; en pénétrant dans le vestibule de l’hôtel, nous distinguâmes un filet de lumière qui semblait provenir de la salle à manger.  Au bout de la pièce, nous tombâmes nez-à-nez avec le gérant de l’hôtel, tout seul, assis sur un fauteuil la tête entre les mains, nos deux valises à ses pieds.

« Ah messieurs, je m’inquiétais de ne pas avoir de vos nouvelles. Vous avez trouvé où vous loger ? »

Franck secoua lentement la tête.

« Je ne comprends pas ce qui se passe, monsieur. Pouvez-vous m’expliquer ce que tout ça signifie ?

- J’ai essayé de vous joindre quatre fois cette après-midi et j’ai fini par vous laisser un message. Ne me dites pas que vous ne l’avez pas trouvé ? »

Franck n’avait pas consulté son téléphone de toute la journée. Moi non plus d’ailleurs ; nous étions pris par d’autres soucis. Le gérant de l’hôtel prit une mine consternée.

« Nous avons eu une très grosse fuite d’eau en milieu d’après-midi. Une canalisation de chauffage a éclaté. Non seulement l’eau est coupée, mais il n’y a plus de chauffage et par prudence, pour éviter les courts-circuits, nous avons aussi coupé l’électricité.  J’ai prévenu les autres clients et j’ai tous pu les reloger chez d’autres hôteliers de la région, certains à quarante kilomètres ; mais à cette heure-ci, je ne sais pas où vous pourrez encore trouver une chambre. »

Je posai une main sur le bras de Franck pour le rassurer.

« Ne t’inquiète pas, vieux, on pourra dormir dans la fourgonnette.

- Oui, et nous n’avons pas mangé, répliqua froidement Franck.

- Je vais vous faire tout de suite des sandwichs, s’empressa de dire le patron ; asseyez-vous, mettez-vous à l’aise. »

La température à l’intérieur de l’hôtel avait déjà commencé à baisser. Nous gardâmes nos manteaux pour dîner. Nous mâchions en silence, trop accablés pour discuter des événements.

« Si tu veux qu’on prenne la route ce soir… suggérai-je à mon ami.

- Non. On est trop crevés. Ce qu’on peut faire c’est dormir sur une aire d’autoroute comme des routiers en essayant de se reposer un peu. Enfin façon de parler. Mais on va crever de froid. On ne pourra pas laisser tourner le chauffage toute la nuit.

- Il y a bien une solution, avançai-je en essayant de ne pas regarder Franck en face tant j’étais gêné. On peut repasser à la maison pour emporter des couvertures. »

Il haussa les épaules.

« Oui, c’est encore ce qu’on peut faire de moins bête. Et on prendra même des biscuits périmés pour le petit déjeuner. »

L’idée de retourner à la maison ne nous enchantait pas ; mais nous tentions, au moins l’un vis-à-vis de l’autre, de réfléchir en hommes et de ne pas faire étalage d’une peur qui n’aurait pas été rationnelle.

Le patron de l’hôtel semblait soulagé que nous ne fassions pas de scandale. Il nous offrit gracieusement les sandwichs, deux bouteilles de bière et il insista pour nous donner deux couvertures de survie tirées de sa pharmacie.

« Il y a des limites, me dit Franck à voix basse, je ne vais pas dormir dans du papier alu comme une papillote.

- On prendra même des oreillers et un pot de chambre. J’en ai vu un sous la banquette du petit salon, rempli de pièces de 2 euros. »

J’essayais de faire de l’humour mais Franck serrait les dents. Nous nous hâtâmes de repartir tandis que l’hôtelier éteignait la dernière lampe et fermait boutique derrière nous. Nous chargeâmes les deux valises à l’arrière de la fourgonnette en les calant au milieu du fatras, à l’aveuglette.

« Bon, me dit Franck d’une voix décidée, on fait vite et on se tire.

- Ça n’est pas grave, ajoutai-je pour le rassurer. Qu’est-ce qui devrait nous gêner ? Rien. On n’est pas des voleurs, et il n’y a rien de dangereux dans la maison. C’est une… banale maison vide.

- Qui pue le cadavre, nuança Franck sans quitter la route des yeux. C’est malaisant.

- On s’en fout. On monte dans les chambres et on trouve des couvertures.

- En tout cas pas celles du lit dans lequel la vieille est morte. Je refuse d’y toucher. Mais dans les autres chambres? Si ça se trouve il n’y a plus rien sous les couvre-lits moisis.

- Ne t’inquiète pas, je regarderai dans les armoires. Tu as bien vu tout à l’heure, c’est plein de fourbi.

- Oui… les pardessus de mon grand-père et les vestes de mon oncle. Pas sûr qu’on trouve encore quelque chose de propre. Tout est… pourri là-bas. »

Je me demandai ce que Franck aurait fait si je n’avais pas été à ses côtés. Est-ce qu’il se serait arrêté sur le bas-côté pour pleurer ou pour hurler un grand coup ? Dans l’intimité tiède de la fourgonnette, l’atmosphère devenait étrange. J’ai toujours aimé rouler la nuit et la campagne balayée par nos phares était belle, silencieuse et sereine. On ne pouvait pourtant pas oublier le froid, le gel qui commençait à durcir les hautes herbes sur l’accotement, les longues heures qui nous séparaient encore du jour.

Quand nous rentrâmes dans le village, nos deux cœurs se serrèrent. Franck arrêta sa fourgonnette devant la maison pour me laisser descendre. J’ouvris le portail d’un grand coup de pied ; puis Franck rentra son véhicule dans le jardin et le gara devant la grange, exactement à côté de celui de la morte.

« Salope, grommela-t-il entre ses dents, je suis sûr qu’elle l’a fait exprès. »

Nous marchâmes à grandes enjambées jusqu’à la porte d’entrée, guidés par la lueur falote d’un réverbère. Quand Franck poussa le battant, nous fûmes submergés par une vague de chaleur et une odeur atroce de décomposition. J’allumai aussitôt l’interrupteur et la petite décharge électrique traversa mes doigts. Franck se hâta de refermer la porte derrière nous.

« On monte, on monte, marmonna-t-il en me poussant dans l’escalier.

Une fois sur le palier du premier étage, on ne sentait presque plus la puanteur. Je repris ma respiration et je jetai un regard interrogatif à mon ami.

« On commence par où ? »

A ces mots il ne répondit pas, mais il s’effondra dans mes bras, épuisé et tremblant. Je l’entraînai jusqu’à la chambre du fond du couloir : lors de nos précédentes explorations, elle  m’avait semblé moins effrayante, moins chaotique que les autres pièces. Nous nous assîmes côte à côte sur le lit.

« C’était la chambre de mon oncle, me dit Franck dans un souffle. C’est pour ça qu’elle n’a pas été dérangée. Je pense que la vieille folle l’a laissée dans l’état où elle se trouvait quand il a quitté la maison. Là elle n’a pas osé empiler les conserves. J’imagine que ça a dû être un sanctuaire. »

Les meubles étaient couverts de poussière mais en ordre. C’était une petite chambre banale avec un lit en fer et une grande armoire de chêne. On aurait pu se croire dans un hôtel un peu vieillot, comme il en existait encore dans mon enfance et comme on n’en trouve presque plus. Papier peint fané aux murs, rideaux de satin décolorés, et courtepointe crochetée. Rien, ici, ne rappelait la démence de la morte.

La même pensée nous vint au même instant.

« Dis-moi, commença Franck en me fixant avec une douloureuse intensité, tu ne crois pas qu’on pourrait dormir là ? »

Je devais répondre en adulte et non en petit garçon terrifié. J’acquiesçai malgré moi :

« Mais oui. On va chercher nos valises, on s’enferme dans cette pièce et on n’en sort pas jusqu’à demain. On sera mieux que dans la voiture. »

A cet instant précis tout paraissait si simple ; si naturel. Nous nous comportions de manière raisonnable. Il est insensé de dormir dehors quand on a une chambre chauffée à sa disposition. Bien chauffée… Il faisait même tellement chaud qu’il n’était pas nécessaire de prendre des couvertures. Nous pouvions dormir tout habillés en nous serrant un peu, au-dessus du couvre-lit. Nous ne serions pas au large, mais au moins nous aurions plus de place que sur nos sièges auto.

« Est-ce qu’on avertit le voisin ? demandai-je à Franck avant de redescendre chercher les bagages.

- Ça me paraît inutile. Si la camionnette est garée dans le jardin, tout le monde comprendra que c’est nous. On a dû être repérés cet après-midi. Et puis de toute façon, qui passe par ici après la tombée de la nuit ? Qui ? »

Nous fîmes l’aller-retour jusqu’au jardin très rapidement. Franck déblaya le cabinet de toilette qui se trouvait dans le couloir à côté de notre chambre ; en deux temps trois mouvements, il le vida des caisses et des bidons qui l’encombraient. Puis il jeta un coup d’œil dégoûté à la baignoire souillée de taches et conclut :

« Bon, on s’en tiendra à une petite douche rapide demain. Maintenant on fait le tour de la maison, mais au galop, on vérifie que tout est bien bouclé et on s’enferme ici. »

Je ne me le fis pas dire deux fois. Nous redescendîmes en vitesse au rez-de-chaussée et, en nous bouchant le nez, nous ouvrîmes toutes les pièces pour vérifier que les volets et les fenêtres étaient bien clos. A chaque fois je tournais l’interrupteur électrique, je lançais un regard dans la pièce, puis j’éteignais la lumière et je refermais la porte. Nous ne descendîmes pas à la cave, mais nous vérifiâmes juste que le loquet était mis en haut des marches. De la même manière, nous ne retournâmes pas au grenier : nous jetâmes juste un coup d’œil au verrou. Enfin, après avoir secoué la poignée de la porte d’entrée de la maison, et constaté qu’elle nous résistait, nous montâmes nous coucher rassurés.

« C’est idiot, m’avoua Franck dans un souffle, je n’aurais pas osé entrer dans la maison si j’avais été seul. Je crois que j’aurais mieux aimé dormir dans le jardin malgré le froid. Et pourtant qu’est-ce qui pourrait nous arriver ? Elle ne peut plus rien contre nous maintenant. Je ne crois pas aux fantômes mais une part de moi a peur, inexplicablement peur. Enfin, j’aurais peur si tu n’étais pas avec moi. »

Je cherchai à le rassurer. Après cette journée éprouvante nous étions sur les nerfs et nos pensées prenaient un tour profondément bizarre. Nous écoutâmes un peu de musique sur nos Smartphones avant d’éteindre la lampe de chevet.

« Tout de même, me dit Franck juste avant de s’endormir, c’est curieux que je n’aie pas entendu la sonnerie du téléphone tout à l’heure. Il n’était pourtant pas mis sur silencieux. Si j’avais pu décrocher, on aurait sans doute trouvé un hôtel pas trop loin pour nous recevoir… »

Très vite, la respiration de mon ami se fit paisible et régulière. Quant à moi, je restai longtemps les yeux ouverts sans trouver le sommeil. Très vite j’eus trop chaud. Il me sembla que la température avait monté depuis l’après-midi et je me demandai avec inquiétude si la chaudière n’était pas en train de s’emballer. Puis, j’essayai de trouver des objections : les chaudières modernes n’explosent plus. Oui, mais tout le réseau électrique  de la maison datait encore des années 20. Est-ce qu’une femme qui avait gardé un tableau électrique avec des plombs aurait vraiment pris la peine de changer sa chaudière ?

Je retirai mon pantalon, puis mon T shirt, en essayant de ne pas déranger Franck qui dormait calmement. Peu à peu, je parvins à me rassurer. Et à mon tour je m’endormis.

 

Mais je ne m’aperçus pas tout de suite que je dormais. J’étais toujours allongé sur le lit, et il faisait de plus en plus chaud. Autour de moi s’étendait une obscurité qui n’était plus celle de la chambre mais une nuit sans limite. J’ouvris les yeux et je me redressai sur le matelas. J’étendis le bras pour rechercher à tâtons les objets qui nous entouraient, le câble de la lampe de chevet, le bois de la table de nuit, mais ma main ne se refermait que sur le vide. Alors en me retournant j’essayai de toucher le matelas mais il n’y avait plus de matelas. Je dérivais dans le vide, et j’avais beau écarquiller les yeux mes pupilles ne distinguaient plus rien. J’étais devenu aveugle. Je voulus pousser un cri mais aucun son ne sortit de ma bouche. Brusquement je me rappelai la terreur qui s’emparait de moi, dans mon enfance, quand ma mère se retirait de la chambre et m’abandonnait seul aux forces obscures. Appeler mon frère était inutile. Les maléfices de la nuit étaient sans prise sur lui. Moi seul étais condamné à errer, sans fin peut-être, dans cette nappe de silence où les forces invisibles projetaient de m’entraîner depuis ma naissance. J’eus l’intuition aigüe que rien ni personne ne pourrait jamais me délivrer. Je ressentis alors l’épouvante, la véritable épouvante, celle qui rend fou. Je cherchai à me débattre. Mais mes membres aussi étaient paralysés.

A ce moment-là retentit une sonnerie stridente. Aux prix d’efforts insensés, je secouai la tête pour essayer d’échapper à ce son insupportable qui me vrillait le cerveau. La chaleur suffocante écrasait ma poitrine, rendant chaque inspiration plus douloureuse que la précédente.

Alors, dans un sursaut, je parvins enfin à ouvrir les yeux. J’étais couvert de sueur, et même si je ne distinguais encore rien, je sentais contre mon dos le corps de Franck endormi. Je me rappelai que j’étais toujours dans la maison. Je réussis à attraper le bouton de la lampe et à allumer la lumière. Mais le son strident recommença à retentir. C’était une sonnerie de téléphone à l’ancienne. Je me rhabillai en vitesse, puis je secouai Franck pour le réveiller :

« Franck, quelqu’un appelle sur le fixe ! Ça sonne en bas ! »

Franck se redressa brutalement :

« Hein ? Quoi ?

- Ecoute. »

Nous restâmes pétrifiés, l’un contre l’autre, à écouter s’égrener les sonneries jusqu’à ce que le téléphone, enfin, se taise.

« Sûrement une erreur, dit Franck. Personne ne peut m’appeler ici. Je ne connais même pas le numéro de la ligne, je n’ai pu le donner à personne. »

Nous nous regardâmes longtemps en silence, interdits, hésitant à descendre au salon pour débrancher l’appareil. Et au moment précis où nous allions éteindre pour essayer de dormir à nouveau, nous entendîmes le bruit d’une galopade dans le couloir.

« Des cambrioleurs », souffla Franck.

Il me fit signe de me taire, se leva et colla son oreille à la porte. On distinguait maintenant le bruit d’une course précipitée dans l’escalier.

« Ils descendent. Ils nous ont entendus. Viens, on va s’en occuper. »

Franck était un homme d’une carrure impressionnante, et j’avais moi-même fait beaucoup de sport en salle. Sur la pointe des pieds, nous sortîmes dans le couloir. La maison était redevenue silencieuse. Après avoir attendu quelques minutes dans le noir sans bouger, aux aguets, Franck se décida à remettre la lumière. Sur le palier il ramassa une bouteille en verre, une des innombrables bouteilles qui traînaient dans la maison, et il l’empoigna fermement par le goulot.

« C’est la meilleure des armes » dit-il en en brisant le fond contre la rampe de l’escalier.

Armé de son tesson, il descendit prudemment les marches. Je retrouvai l’interrupteur et j’allumai le plafonnier du vestibule. L’odeur de charogne nous sauta au visage, décuplée. Je grimaçai. L’envie de vomir me fit tourner la tête.

Tandis que je surveillais le couloir, Franck entra dans les pièces du rez-de-chaussée l’une après l’autre. Mais il était difficile de tout voir. Franck dut se baisser, inspecter les interstices entre les piles de journaux, ouvrir les rares placards qui étaient encore accessibles. J’essayais de respirer par la bouche et de maitriser les réactions de panique qui me faisaient trembler. Il me semblait qu’une masse de plomb écrasait ma poitrine, exactement comme dans mon rêve ; la sueur trempait maintenant entièrement mon T-shirt mais je n’osais pas ouvrir une fenêtre pour faire entrer l’air froid. Les fenêtres closes restaient notre meilleure protection.

Franck vérifia la cuisine en dernier mais malgré sa promptitude l’odeur de charnier recommença à se répandre dans toute la maison, à en devenir intolérable. Puis nous contrôlâmes le loquet de la cave. Il était verrouillé de notre côté : personne n’avait pu se cacher en bas pour nous échapper. Quant à la porte d’entrée, bien entendu elle était fermée à clé.

Dès que nous fûmes bien sûrs que les intrus étaient repartis, nous recommençâmes à souffler. Franck me fit signe de le suivre dans le bureau dont il ouvrit la fenêtre pour rendre l’air respirable ; et une rafale de vent glacé s’engouffra entre les persiennes. Mais étrangement elle me fit du bien. C’était enfin une sensation normale qui succédait à la chaleur du cauchemar.

« Bon, commença Franck, les guignols du coin ont fait un double des clés. Ils viennent la nuit piller les stocks de conserves et de PQ. C’est comme ça qu’ils ont pu entrer et sortir sans forcer la porte.

- On appelle les flics ?

- Je ne suis pas pour. Tant qu’ils ne nous agressent pas. Par contre j’aimerais quand même retourner dormir sans être dérangé.

- On peut tirer des caisses devant la porte.

- Oui. Et j’aimerais bien qu’on fasse une dernière ronde, histoire qu’on n’en trouve pas un dans la salle de bains en allant nous doucher. »

Sur ces mots énergiques, Franck referma la fenêtre et nous déplaçâmes, en apnée, une grosse pile de revues et plusieurs jerricanes d’alcool devant l’entrée. Puis, presque rassurés, nous reprîmes notre tour de garde. Cette fois-ci c’est moi qui explorai les pièces du rez-de-chaussée pendant que Franck, par acquit de conscience, inspectait la cave. Non sans répugnance, nous fîmes le tour des chambres et des salles de bain à l’étage. Epuisés, nous renonçâmes à inspecter en détail le grenier qui n’avait pas d’éclairage électrique mais nous tirâmes malgré tout un meuble devant la porte qui donnait accès au dernier étage.

« Je vais prendre une douche, m’annonça ensuite Franck. Je suis trempé de sueur.

- J’irai juste après toi », répondis-je.

Pendant que Franck se trouvait à la salle de bains, je m’étendis en travers du lit et je consultai machinalement mes messages sur mon téléphone. Je regardai alors l’heure : 3h20 du matin. Et là, à ce moment précis, retentit de nouveau la sonnerie du vieux téléphone. Je me levai pour aller taper à la porte de la salle de bains. J’entendis s’interrompre le bruit de la douche.

« Franck, ça recommence à sonner ! » criai-je à mon ami.

Un instant plus tard il sortait de la salle de bains, ruisselant d’eau, en boxer.

« Merde, merde, merde, vociféra-t-il, ils le font exprès pour qu’on parte ? Attends un peu, je vais arracher les fils et ils ne nous emmerderont plus ! »

Très inquiet, je le suivis dans l’escalier et nous retournâmes immédiatement au salon. Le téléphone sonnait toujours, comme pour mieux nous guider jusqu’à lui dans le monstrueux désordre du labyrinthe. Franck le retrouva enseveli entre deux piles de revues. Rageusement, il l’empoigna et le tira à lui pour arracher les fils. Puis, il le lança à travers la pièce.

« On remonte » conclut-il.

Sa colère semblait calmée. Et alors que nous traversions le couloir pour retourner au premier étage, nous entendîmes distinctement juste au-dessus de nous le bruit d’une course. Je levai les yeux vers le plafond, pétrifié. Le lustre tremblait. Toutes les lames du plancher vibraient sous le choc de la cavalcade.

« Le grenier, putain ! » cria Franck en s’engouffrant dans l’escalier.

Derrière nous, nous avions laissé toutes les lumières allumées. Parvenus sur le palier, nous constatâmes que le corridor était vide. Un coup d’œil nous apprit que l’obstacle tiré devant la porte du grenier n’avait pas été déplacé.

« Les chambres, vite ! » rugit mon ami.

Alors, sans nous concerter et sans précaution, nous nous ruâmes chacun de notre côté dans les pièces du premier étage. Une sorte de frénésie s’empara de nous, nous poussant en avant malgré la terreur, déconnectant nos mouvements de nos pensées. Je me mis à plat ventre pour vérifier le dessous des lits et je manquai m’étouffer en avalant la poussière ; j’ouvris toutes les armoires et des piles de vêtements s’effondrèrent sur moi ; mais je les jetai par terre pour passer mes mains à l’intérieur des meubles, et vérifier qu’il ne restait aucun espace où un être humain aurait pu se cacher. Nous avions perdu tout contrôle de nous-mêmes, et seule une peur panique, effroyable nous inspirait les recherches frénétiques par lesquelles nous tentions de sauver ce qui restait de raison en nous…

Nous finîmes par nous affaler sur le palier du premier étage, dos au mur, à bout de nerfs et à bout de souffle. Les épouvantables remugles de décomposition nous cernaient, de plus en plus forts, tandis que la température n’en finissait pas de monter. Nous restâmes un long moment immobiles, cherchant juste à reprendre haleine, et à calmer les battements fous de nos cœurs.

Le vacarme reprit. Cette fois-ci c’étaient des coups qui ébranlaient la maison ; on aurait dit qu’un être invisible parcourait le couloir du rez-de-chaussée en mettant méthodiquement un coup de poing dans chacune des portes. .

Alors, tandis que nous gisions sur le plancher, vaincus, défaits, le téléphone recommença à sonner. Celui-là même que Franck venait d’arracher du mur. Nous l’écoutâmes sonner, une fois, deux fois, dix fois, sans se lasser, comme s’il était bien sûr que nous cèderions tôt ou tard à son appel et que nous finirions par décrocher.

« Jetons-le par la fenêtre », proposai-je à Franck.

Mon ami acquiesça. Nous nous relevâmes d’un bond. Et, une fois de plus, nous dévalâmes les escaliers. Cette fois-ci toutes les lumières étaient restées allumées ; mais la démence du décor demeurait terrifiante. Comme dans un cauchemar je bousculai les piles de conserves ; je slalomai entre les sacs poubelles remplis de chiffons ; je traversai d’un trait cette espèce de campement hideux où la folie singeait le désordre de la misère. C’est moi qui ouvris la porte du salon, pour la dixième fois peut-être de la nuit, et mon ami qui attrapa le téléphone. Nous regardâmes une dernière fois le combiné avant de le jeter. C’était un gros téléphone gris à cadran rotatif des années 80, un de ces objets vieillots et inoffensifs qu’on ne voit plus que sur le trottoir le jour du ramassage des encombrants. Quand nous l’entendîmes de près, sa sonnerie ne nous parut plus si menaçante, si autoritaire, mais plutôt plaintive. Tandis que je tentais non sans mal d’ouvrir les volets rouillés, Franck contempla l’objet en silence; et au moment précis où je me retournais pour lui demander de me passer l’appareil, je vis Franck décrocher et approcher son oreille du micro.

Je faillis pousser un cri, je voulus l’avertir de ne pas écouter ; mais étrangement je vis son visage se détendre et redevenir très calme ; comme si, brusquement, tout finissait par reprendre sens. Il me dit simplement : « C’est elle » et il me tendit le deuxième écouteur.

Au bout de la ligne j’entendis d’abord une sorte de long sifflement ; puis, il me sembla que ce sifflement devenait polyphonique, comme s’il se divisait en une multitude de voix ; une juxtaposition confuse de longs cris… Je compris que c’était un chœur de hurlements ; des vociférations frénétiques, douloureuses, des clameurs de damnés ou de possédés… Et derrière ces rugissements affreux, derrière ce tumulte d’apocalypse ou de massacre, une voix de vieille femme chuchotait :

«Ne pleure pas ma mort Franck. Mon chéri, mon mignon. Rassure-toi, nous allons nous revoir. Tu viendras bientôt me rejoindre. Et nous serons ensemble pour toujours. »

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