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La morte

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Je n’ai jamais été qu’un salaud. Je l’avoue sans honte ni fierté, et surtout sans illusion sur ce que vaut ma confession. Elle est sans gloire : j’ai été un obscur salaud, incapable de commettre un vrai crime, une de ces actions d’éclat qui placent immédiatement leur auteur dans une lumière troublante. Non, je suis un médiocre dépourvu de cette grandeur que donne le mal lorsqu’il s’écarte de la mesure ordinaire.

Faute de prendre le risque de voler, je me suis complu dans la mesquinerie. Trop lâche pour trahir, je me suis contenté de petites bassesses et de menues infidélités qui n’en sont que plus nauséabondes sous le soleil du jugement. J’ai mégoté mon âme au diable de peur de la vendre franchement. Lorsque la vie m’a mis à l’épreuve, je me suis conduit sans noblesse, avec l’égoïsme et l’hypocrisie les plus atrocement banals.

J’aimais ma compagne. Je l’aimais jeune, jolie, quand c’était facile et que nous n’avions aucun souci à partager. Soyons cyniques : je suis persuadé que c’est ainsi que la plupart des gens s’aiment, mais ils ont généralement la chance de ne pas s’en apercevoir. Tant que rien ne vient les déranger dans leur confort matériel et leur contentement moral.

Lorsqu’elle est tombée malade, j’ai d’abord tenu devant elle le discours convenu que tout le monde attendait de moi : elle bien sûr, et aussi les médecins, la famille. Je lui répétais : je serai à tes côtés quoi qu’il arrive. Mais quand j’ai senti qu’elle était emportée dans une histoire qui n’était plus la mienne, je l’ai regardée dériver loin de moi, de moins en moins concerné par ce qui n’était au fond qu’un bref accident dans ma vie, une passe dangereuse dont je comptais bien sortir vivant, moi. Je me suis mis à passer de plus en plus de temps au travail pour ne pas la voir, ne pas l’entendre, ne pas savoir. N’avais-je pas des excuses ? J’étais à l’âge où l’on se construit une carrière et j’avais devant moi ce qu’elle n’avait plus : la perspective de longues années à vivre.

J’étais d’une grande indulgence envers moi-même. J’ai trouvé des raisons pour ne plus l’accompagner à l’hôpital. Je mettais en avant les devoirs que j’avais envers moi-même pour me ménager. Le jour où elle est morte, seule sa mère était avec elle. Je n’en avais pas la force, moi ! Je n’étais pas un héros, après tout ! Le chagrin immense que je devais forcément éprouver expliquait tout.

J’étais profondément démoralisé à l’époque. Etait-ce la douleur causée par le deuil, comme le pensaient les autres ? Ou bien cette angoisse diffuse, puissamment égocentrique, que fait naître au cœur des vivants la proximité de la mort ? Je me trouvais d’autres excuses pour oublier la morte, ou du moins faire comme si j’avais le droit de l’oublier. Il fallait bien continuer à vivre, n’est-ce pas l’expression que tout un chacun emploie dans ces circonstances ? Mes collègues me réconfortaient par les paroles d’usage. J’étais jeune, il y aurait d’autres femmes ; j’aurais même un jour des enfants. De mon point de vue, la perte que j’avais faite n’avait rien d’irrémédiable... Mais j’étais tout de même miné par une angoisse sournoise sur laquelle je ne parvenais pas à mettre de nom.

Dans les jours qui suivirent ses obsèques... un vendredi soir en sortant du bureau... j’eus la tentation de dîner en ville. Je me convainquis facilement qu’il n’y avait rien d’indécent à cela : n’avais-je pas été durement éprouvé par les événements des semaines précédentes ? N’avais-je pas besoin d’oublier, un bref moment, ce terrible deuil, en voyant du monde plutôt que de rentrer chez moi m’enfermer dans un appartement vide et silencieux ?

Je ne savais pas si je souffrais mais j’étouffais. Il faisait sur toute la ville une chaleur lourde et oppressante qui pouvait expliquer mon malaise. Je retirai ma cravate et je la rangeai dans ma mallette. À table, je fus surpris de m’apercevoir que j’avais faim, extrêmement faim. Le dîner fut rapide ; je me retrouvai dehors trop vite à mon goût. La nuit n’était pas encore tombée. Je marchai au hasard dans les rues, jusqu’à passer devant un bar brillamment éclairé, dont la terrasse était couverte de jolies femmes qui fumaient en buvant des cocktails de toutes les couleurs.

Je n’avais tout de même pas l’audace de m’afficher, pas encore. Un soupçon de pudeur m’obligea à entrer en salle au lieu de m’asseoir dehors. L’intérieur du bar était meublé de lourds fauteuils club et de banquettes en velours. Les lustres à pampilles et les arabesques peintes en noir sur les murs blancs donnaient au lieu une touche baroque qui se voulait sans doute élégante. Un pianiste jouait dans un coin de la pièce, sur une petite estrade encadrée de lourds rideaux de théâtre.

Je me retrouvai presque sans le vouloir à commander l’un des nombreux cocktails fantaisie dont s’honorait la carte de l’établissement. Je me mis à boire, très lentement, en face d’un fauteuil vide, tandis que peu à peu la salle se remplissait malgré la chaleur. J’avais retiré ma veste et je sentais ma chemise coller à ma peau. Un grand ventilateur fixé au plafond brassait vainement l’air moite. Alors, je me laissai aller jusqu’à sourire, les yeux fermés de béatitude. Enfin s’était refermée la parenthèse la plus désagréable de ma vie. J’étais vivant, bien vivant, et jamais plus je n’entendrais parler d’hôpital.      Quand je rouvris les yeux j’aperçus une femme debout devant moi. Elle me regardait avec bienveillance comme si elle était sur le point de me parler. Je lui souris en retour et elle me dit :

« Pardon, monsieur, je voulais savoir si je pouvais m’asseoir sur le fauteuil en face de vous ? Il n’y a plus d’autre table libre. »

Je lui fis signe de prendre le siège et elle s’assit avec un sourire plus marqué, de reconnaissance sans doute. Je me sentis flatté en constatant combien l’inconnue était séduisante. Elle était grande, et, sans être positivement belle, elle avait un visage intéressant, maquillé avec une grande habileté. Ses longs cheveux noirs, coupés en petite frange droite sur le front, contrastaient avec sa peau laiteuse. Elle avait un teint de blonde, des yeux bleus savamment étirés vers les tempes par le fard noir. Elle était vêtue d’une robe du soir taillée dans un satin noir très épais et aussi luisant que sa chevelure, tandis que toutes les autres femmes portaient des toilettes vaporeuses d’été, des débardeurs, des jupes légères. Elle seule était habillée avec une élégance formelle qui défiait la chaleur.

Elle commença à me parler, les yeux brillants, le ton déjà à demi complice. Je me détendis tout à fait en constatant que sa conversation était à la hauteur de son charme mystérieux. Notre entretien prit très vite un tour familier. Sans donner trop de détails sur ma vie, je lui fis comprendre que je vivais seul. Après tout, ce n’était pas un mensonge. Elle me répondit qu’elle était également libre.

Je bus avec elle plusieurs cocktails. C’était étrange. J’éprouvais face à elle le bonheur de m’abandonner, comme on s’abandonne en toute confiance à une femme que l’on connaît parfaitement, et en même temps un puissant sentiment de liberté à l’idée que je pourrais tout aussi bien ne jamais la revoir. Il me sembla tout naturel qu’elle me propose d’aller chez elle. Elle n’était ni provocante ni hypocrite en choisissant ses mots. Je sortis du bar à son bras et je la suivis en oubliant de vérifier s’il y avait des personnes de ma connaissance autour de nous. J’étais un peu ivre, juste assez pour ne plus attacher d’importance au jugement des autres. D’ailleurs, ma conduite n’était-elle pas parfaitement légitime, parfaitement normale ? Une jolie femme m’invitait – d’elle-même – à passer la nuit chez elle et j’étais libre.

Il faisait nuit maintenant, mais la chaleur n’avait pas encore décru. L’air était pesant comme avant un orage. Collé contre la hanche de l’inconnue, un bras passé autour de son cou, je sentais la moiteur de sa robe trempée de parfum et de transpiration. Une odeur lourde de patchouli en montait. Je riais sans vraiment le vouloir. L’inconnue se tournait vers moi pour me donner de petits baisers qui avivaient mon désir. Je ne prêtais aucune attention aux rues que nous traversions, au chemin que nous suivions. Je ne savais pas où elle m’entraînait.

Elle finit par ouvrir une porte au rez-de-chaussée d’un immeuble, par me pousser dans un vestibule sans lumière et me conduire dans un escalier dont je ne distinguais les marches que grâce à la lumière de la rue traversant la fenêtre à chaque palier. Je cessai très vite de compter les étages.

Enfin, elle me fit entrer dans un appartement. Elle alluma le plafonnier du salon et, en riant, jeta à travers la pièce ses chaussures et ses bas. Je ne fis pas attention au décor qui me parut très banal. J’étais aimanté par le long dos souple qui dansait sous mes yeux dans l’épaisse robe de satin, noire comme une tenue de deuil. Elle approcha de la chaîne hi-fi, posée à terre dans un angle du salon, et la mit en marche.

Elle ouvrit la porte de la chambre. Je la suivis. Elle avait laissé la lumière dans le salon mais la chambre était par contre plongée dans l’obscurité. Un rai de lumière, passant par l’entrebâillement de la porte de communication, me permit à peine de distinguer le grand lit bas contre lequel elle s’était agenouillée. Elle me tournait le dos. Je la rejoignis par terre, devant le lit.

Le démon veut que nous nous attachions aux détails. Je me rappelle l’odeur suffocante de patchouli qui montait de l’appartement surchauffé, assez lourde, assez nauséeuse pour dégoûter de toute chair. Dans l’ombre, je froissai les pans de sa longue robe, retroussée sur ses reins. La chaîne hi-fi repassait sans fin, en boucle, le même morceau de musique. C’était – quelle étrangeté – I’m a slave for you. La chambre tout entière exhalait l’humidité moite de la transpiration. J’ai honte – comment pourrait-il en être autrement ? – mais je faisais l’amour avec acharnement à l’inconnue qui me tournait le dos, les coudes et le buste posés sur le matelas, et je pétrissais dans mes mains les plis du lourd satin noir remonté sur ses hanches.

La même voix répétait les mêmes paroles indéfiniment, sur une pulsation qui n’en finissait pas de résonner dans ma tête. Peu à peu, à mesure que mes yeux s’habituaient à la pénombre, je distinguais de mieux en mieux la blancheur de la chair sous la noirceur du satin. Ma main gauche laissa retomber le pan de robe autour duquel elle s’était crispée, et remonta vers la longue chevelure. L’inconnue émettait une sorte de plainte rauque et sourde, qui se mêlait au rythme de la batterie et aux halètements de la chanteuse. J’enroulai autour de mon poignet la masse de ses cheveux, et je la tirai comme pour mieux posséder la femme dont le corps sauvage oscillait brutalement devant moi, enfermé dans son plaisir dont je me sentais exclu.

Mais elle ne cria pas de douleur et sa chevelure ne me résista pas. Sa chevelure, noire et brillante comme la nuit, glissa progressivement du crâne en révélant dessous les vrais cheveux que je palpai avec une brusque inquiétude. Indifférente à la perte de sa perruque, l’inconnue continuait de se tordre et de heurter durement le bord du matelas en haletant. Mais j’avais cessé de suivre les ondulations de son corps. Mes yeux redescendirent vers son dos, pris dans l’épais satin moite qui semblait absorber les ténèbres de la chambre. Je commençais à voir dans l’obscurité, désormais, et à remarquer entre ses hanches le bord d’un motif de pivoines tatoué à l’encre noire.

Je me rappelai le jour où le tatoueur avait dessiné ce motif, sur le calque, et la manière dont elle s’était retournée vers moi en souriant pour me montrer sa joie. Sous mes doigts crispés c’était bien la même brassée de fleurs aux pétales échancrés et délicatement parcourus d’ombres. J’écarquillai les yeux pour mieux repousser l’image du souvenir par l’image que j’avais maintenant devant moi, essayant en vain d’y trouver d’imperceptibles différences.

Alors, je m’agrippai aux épaules de l’inconnue, pour mieux la serrer contre ma poitrine avec une rage folle contre moi-même. J’avais honte, assez honte pour vouloir m’anéantir dans les ténèbres de la chambre. Je passai la main dans les cheveux clairs que l’humidité collait en petites mèches désordonnées. C’étaient des cheveux courts et impossibles à coiffer, comme en laissent les intervalles entre les chimiothérapies.

Je me relevai, saisi d’effroi, et mon regard rencontra la surface luisante d’un grand miroir placé en face de moi, au mur, de l’autre côté du lit. Un éclat de lumière, filtrant par la porte du salon, s’y réfléchissait. Je distinguai mon propre reflet, le corps de l’inconnue affalée à plat ventre sur le lit, son visage tourné vers le miroir ; et c’était elle, la morte, qui de toutes ses dents découvertes me riait au nez.

(Illustration : tatouage de Maud Dardeau)

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